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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/260

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ans… Il y a quelques années, tu m’as fait l’aveu de l’amour précoce que tu ressentais pour mademoiselle Régina. Cette passion, quoique explicable par l’influence des tristes exemples que tu avais eus sous les yeux dans ta première enfance, était si peu en harmonie avec ton âge, que je n’ai voulu ni t’en parler, ni t’en blâmer… Cet enfantillage pouvait s’effacer peu à peu de ton cœur ; alors pourquoi te le rappeler ? Cet amour devait-il au contraire persister ? Je ne pouvais te blâmer… je t’ai attentivement étudié… je suis convaincu de l’excellente action que cette passion a eue sur toi, et qu’elle aura, je crois, longtemps encore… Un tel amour, quoique sans aucun espoir, et peut-être même parce qu’il est sans espoir, est, pour un cœur comme le tien, la meilleure sauvegarde contre les entraînements de l’âge. Mais il faut bien te dire, mon cher enfant, que cet amour est pour toi sans espoir : ne te fais aucune illusion, Régina est de la plus éblouissante beauté, son pieux respect pour la mémoire de sa mère annonce une âme noble et tendre ; son caractère est sans doute d’une rare fermeté, sa volonté d’une grande énergie, car elle a dû avoir de grandes difficultés à obtenir de son père la permission de faire chaque année un voyage de deux cents lieues pour venir prier un jour sur la tombe de sa mère. J’ai su que le père de Régina, sans avoir une grande fortune, est riche cependant : il appartient à la plus ancienne noblesse. Sa fille paraît fière de sa naissance, puisque, il y a deux ans, une plaque émaillée représentant les armoiries de sa famille, a été apportée par elle et incrustée, d’après ses ordres, au milieu de la pierre humble et nue sous laquelle reposent les restes de sa mère… Cet orgueil de race, je ne le blâme pas chez cette jeune fille ; dans cette circonstance, elle a voulu sans doute protester contre la honte dont on semblait vouloir poursuivre la mémoire de sa mère…

Claude Gérard, en prononçant ces derniers mots, s’arrêta : il parut ému, et resta quelque temps silencieux.

Assez surpris, je le regardais avec attention ; il semblait réfléchir. Puis, quelques paroles lui vinrent aux lèvres ; mais je ne sais quelle pensée le retint, puis il me dit d’un air grave et pénétré :

— Quoi qu’il arrive et quoique le hasard puisse peut-être t’apprendre un jour, mon cher enfant, n’oublie jamais qu’il est quelque