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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/298

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visions intérieures où paraissait plongé cet homme, pauvrement vêtu, mais qui, d’après plusieurs indices, ne devait pas être ce qu’il paraissait. Ces souvenirs si lointains de mon enfance m’absorbèrent un instant, car ils se rattachaient à Bamboche. Un léger bruit me tira de ces réflexions. Je tournai la tête vers mon voisin ; il venait de renverser la moitié du contenu de son verre. Après avoir bu ce qui restait, cédant sans doute à l’un de ces caprices puérils, enfantés par l’ivresse, il trempa le bout de son index dans l’une des rigoles d’eau-de-vie qui serpentaient sur la toile cirée de la table, et commença d’y tracer çà et là des figures bizarres. Je suivais les mouvements de cet inconnu avec d’autant plus d’attention, qu’une dernière remarque venait confirmer mes soupçons : la main de cet homme, d’une blancheur parfaite, aux ongles longs, polis, était remarquablement belle ; il portait à son petit doigt plusieurs anneaux d’or, de formes différentes ; l’un d’eux, orné d’une pierre rouge, me parut armorié.

Je suivais avec une curiosité machinale les capricieuses évolutions de l’index de mon voisin, qui avait abandonné la combinaison de figures bizarres : pour tracer d’énormes lettres majuscules : ça avait été d’abord un R, puis un E… L’assemblage de ces deux lettres RE me causa une impression indéfinissable, c’était quelque chose d’étrange, de confus, d’inquiétant d’inconnu… comme un pressentiment…

Je ne pouvais détacher mon regard du doigt de cet homme… Je hâtais, si cela se peut dire, de toutes les forces de ma pensée, l’achèvement de la troisième lettre qu’il venait de commencer, et cela (mes souvenirs ne me trompent pas) sans me rendre aucun compte de la cause de mon impatience… Enfin, le contour de la lettre s’acheva sous le doigt de mon voisin… C’était un G…

Soudain ces trois lettres… les trois premières du nom de Régina, apparurent à mon esprit comme si elles y eussent été tracées en traits de feu…

Et pourtant bien d’autres mots commencent ainsi… Mais je ne sais quelle fatalité me disait que cet homme ivre d’eau-de-vie allait, de son doigt alourdi, écrire en entier ce nom sacré pour moi… sur une table de cabaret.