Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/322

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puyée d’une force corporelle assez respectable, pour que ma retraite ne fût pas accélérée par de mauvais traitements.

Mon premier mouvement fut de maudire la dureté de cœur de ces hommes ; mais la pitié succéda bientôt à la colère. En effet, la saison était rude, le travail rare, précaire, et faire concurrence à ces malheureux, c’était, comme ils le disaient dans leur langage énergique, mordre à leur unique bouchée de pain.

Quittant tristement le port, je remontai sur le quai ; je traversai un pont, et je vis au loin la fumée d’un bateau à vapeur, s’approchant. J’allai à sa rencontre dans l’espoir de trouver le débarcadère où descendaient les voyageurs, et de pouvoir peut-être m’employer à porter les bagages de quelque passager ; en effet, je vis bientôt sur la berge un écriteau désignant le point d’arrivée de ces paquebots ; je me hâtai de descendre au bord de la rivière ; mais déjà une double haie d’hommes et de très-jeunes gens déguenillés se pressait sur la rive, attendant, avec une impatience jalouse et farouche, la proie qui leur arrivait. Échangeant entre eux des injures, des menaces, des coups, afin d’être plus ou moins favorablement placés pour la descente, ils étaient là une trentaine, peut-être, et autant que j’en pouvais juger à mesure que s’approchait le vapeur, il n’y avait pas plus de dix à douze voyageurs sur le pont de ce bateau.

Saisi d’une répugnance invincible, je renonçai d’avance à faire, cette fois du moins, concurrence aux habitués du débarcadère.

Je m’assis sur une borne, afin de juger, d’après ce que j’allais voir, de la chance qui m’attendait plus tard. À peine le bateau fut-il amarré, que tous ces commissionnaires déguenillés, l’injure, la menace à la bouche, se ruèrent en tumulte sur le point de la berge où l’on venait de jeter une planche pour servir à la descente des passagers ; là je vis une scène ignoble de brutalité : huit à dix de ces gens, les plus vigoureux et les plus hardis, se partagèrent le transport des bagages, après avoir injurié, repoussé, frappé leurs concurrents avec férocité. Un malheureux enfant de quinze à seize ans avait le visage en sang, et sa voix grêle se mêla bientôt aux huées menaçantes et irritées dont le plus grand nombre de ces gens poursuivirent leurs compagnons porteurs des bagages.