Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/33

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Léonidas Requin, affectueux envers tous, naturellement apathique et craintif, ne désirait qu’une chose : le repos ; il semblait d’ailleurs parfaitement heureux de son sort, écoutait avec un calme stoïque les grossièretés de la mère Major ou les paroles sournoisement méchantes de la Levrasse, mangeait bien, dormait la grasse matinée et cherchait le moindre rayon du soleil pour s’y étaler ; là, sans doute, il philosophait à son aise lisant et relisant son divin Sénèque. Seulement, de temps à autre, il se posait et faisait jouer ses nageoires factices, puis mangeait un poisson cru pour s’entretenir la main, disait la Levrasse.

Léonidas m’a avoué plus tard qu’il n’avait pas tout d’abord trouvé ma condition fâcheuse, et, qu’en comparant, mon éducation acrobatique, qui développait ma vigueur, mon agilité, mon adresse, sans me rendre impropre à d’autres professions, lui paraissait très-préférable à la stérile éducation universitaire qu’il avait reçue.

Un jour, il me proposa de m’apprendre à lire ; malgré mon vif désir de m’instruire, je refusai, craignant de me montrer infidèle à l’affection de Bamboche en répondant aux avances amicales de ce nouveau compagnon et en devenant trop intime avec lui.

Ce faux homme-poisson me donna aussi beaucoup à penser ; ce fut pour moi comme une nouvelle preuve à l’appui des mauvais principes de Bamboche, car, un jour, Léonidas Requin, se délectant au soleil, son cher Sénèque sur les genoux, et étendu sur le gazon de la cour, après un copieux déjeuner, me dit avec abandon :

— C’est pourtant au poisson cru que je mange et à mes fausses nageoires que je dois enfin la béatitude dont je jouis ; j’avais beau être savant, j’avais beau être rempli du désir de travailler pour gagner honnêtement ma vie, je crevais de faim… Maintenant je trompe les bonnes gens avec mes nageoires et je me goberge comme un pacha…

— Bamboche a donc raison, — me disais-je ; — encore un homme qui n’a de bonheur que depuis qu’il trompe et qu’il ment !

À bout de moyens pour me rapprocher de mon ami, j’imaginai de limiter, pensant que l’on m’enfermerait peut-être avec lui. Un matin je refusai à mon tour de faire mes exercices.

— Petit Martin, — me dit la Levrasse de sa voix doucereuse, —