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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/35

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cèrement ému, voyant qu’on n’avait plus besoin de lui, s’en allait relire, disait-il, le fameux traité de Amacitia (de l’Amitié),

Si j’insiste sur ces preuves réciproques de dévouement puéril que Bamboche et moi nous échangeâmes durant notre enfance, c’est qu’elles posent les bases de cette affection qui, plus tard, malgré les conditions les plus diverses, les croyances morales les plus opposées, ne fut jamais ébranlée, et nous commanda mutuellement les plus grands sacrifices, toujours accomplis avec une religieuse satisfaction.

Lorsque, seul avec Bamboche, je l’envisageai attentivement, je fus effrayé de la sombre altération de ses traits : il était encore plus pâle qu’à l’ordinaire, il avait dû horriblement souffrir.

— On t’a donc fait bien du mal ? — lui dis-je.

— Oh ! oui, reprit-il avec un sourire sinistre et une expression de joie sauvage ; oh ! oui… bien du mal ! Dieu merci !

— Dieu merci ?

— Oui, j’aurai un jour tant de mal à faire à la Lévrasse…

— Il te faisait donc beaucoup souffrir ?

— Il me faisait voir mon grand-père, — répondit Bamboche en riant d’un rire farouche.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il m’attachait aux pieds un des poids en fer qui servent à nos exercices, et puis il me prenait par-dessous les oreilles et m’enlevait de terre pendant quelques minutes, et il recommençait deux ou trois fois.

— Je ne m’étonne plus : il disait que sa correction ne faisait pas de bruit.

— Un homme qu’on écorche ne souffrirait pas plus, — me dit Bamboche d’une voix sourde ; — quelquefois il me semblait que ma tête allait s’arracher de mon cou, il me passait comme des flammes bleues devant les yeux et je me trouvais mal. Alors je n’essayais pas de me débattre contre la Levrasse, il est trop fort : ça ne m’aurait servi à rien… mais je ne cédais pas, et je me disais : Va… va… fais-moi bien des tortures… c’est pour toi que tu amasses.. Attends que Basquine soit ici… tu verras comme je te rendrai tout cela en monnaie rouge