Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mon compagnon semblait de plus en plus s’absorber dans ses tristes pensées.

À cette heure seulement, en écrivant ces lignes après tant d’années passées depuis ces événements, je sens tout ce qu’ils offraient de monstrueux ; et, malheureusement, l’expérience, une triste expérience, m’a prouvé que ces monstruosités étaient loin d’être des exceptions ; ceux qui n’ont pas forcément plongé au plus profond de certaines fanges sociales, ne sauront jamais, ne croiront jamais ce que la misère, ce que l’ignorance, ce que l’abandon engendrent de vices et d’horreurs.

Mais à l’époque dont je parle, tout enfant, et sauf quelques bons instincts, sans aucune notion du bien ou du mal, jeté dans ce milieu de cynique dépravation, je m’y accoutumai vite, et bientôt j’y vécus comme dans mon atmosphère naturelle ; ce qui me révolte aujourd’hui me semblait alors fort simple, faute de point de comparaison… j’accusais, non les vices d’autrui, mais ma niaise ignorance ; quelquefois, il est vrai, certains principes, certains faits exorbitants m’étonnaient, mais ne m’indignaient pas… ils ne pouvaient pas m’indigner… À quelle école de morale et de vertu aurais-je appris cette indignation ?

Non, ainsi qu’un enfant élevé avec la plus tendre, avec la plus austère sollicitude, se sent de vagues préférences vers certaines qualités, certaines vertus, plus appropriées, si cela se peut dire, à son esprit, à son cœur, à son caractère, je sentais, depuis mon séjour chez la Levrasse, de vagues préférences pour certains vices : la paresse, la fourberie, le vagabondage, le vol même comme expédient extrême, m’inspiraient assez d’attraits ; mais les violences, les cruautés me répugnaient, et, malgré les érotiques et amoureuses confidences de Bamboche, je n’éprouvais pas encore le besoin d’aimer.

Et pourtant… (preuve évidente que généralement l’homme naît bon, ou, du moins, apte à tous les sentiments généreux), malgré les détestables exemples dont j’étais entouré, malgré les déplorables tendances qu’ils développaient chaque jour en moi, j’étais digne, j’étais capable d’accomplir tous les devoirs, tous les sacrifices que l’amitié impose… Et il en était de même de Bam-