Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/65

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resté deux jours sans pain, sans abri, et que, de désespoir, je me suis jeté à l’eau, je n’ose pas accuser le sort… Quant à me revancher, — ajoutait-il, avec un soupir de regret et de confusion, — je suis fort comme une puce et poltron comme un lapin… La mère Major m’aplatirait d’un coup de ses gros poings, et Poireau me briserait d’un coup de ses grands pieds ; mais comme il faut pourtant, après tout, que justice se fasse ! mais comme il est pour les opprimés une Providence vengeresse ! — reprenait Léonidas, d’un ton à la fois solennel et triomphant, — comme un lauréat de l’Université couronné et embrassé cent fois par S. E. Mgr le ministre de l’instruction publique, au son des fanfares, et appelé par lui l’espoir de la France ; comme un tel lauréat, dis-je, n’est pas, après tout, absolument destiné à servir impunément de plastron et de victime à un ignoble paillasse et à une grosse butorde d’Hercule femelle, je… (et la voix de Léonidas redevenait basse, craintive et mystérieuse), je… leur flanque souvent une énorme poignée de sel… dans leur pot-au-feu… et… ma foi ! tant pis… je confie ce dangereux secret à ton honneur, Martin… je me tapis quelquefois dans l’ombre de la cuisine comme un malfaiteur, et là… solitaire… et à l’insu de tous… je… je crache un peu… bah ! pas de lâche réticence avec toi, mon cher ami… je crache beaucoup dans les ragoûts que mes tyrans me condamnent à leur préparer… Et ils les mangent… sans se douter de rien ! les malheureux !! ils les mangent ! alors je crois ma vengeance assouvie !! Mais non, elle renaît comme une hydre, et je recommence… Si ça continue, je n’y suffirai pas… je deviendrai étique !!! »

En me confiant ce secret plein d’horreur, la voix de Léonidas expirait sur ses lèvres ; il regardait autour de lui avec épouvante comme s’il m’eût fait l’aveu de la plus noire scélératesse.

Léonidas, exclusivement occupé de ses fonctions domestiques et culinaires, ne pouvait donc que m’aider faiblement, et je restais à peu près seul chargé de soigner Bamboche et Basquine, tombés presque instantanément malades… celle-ci, de désespoir d’être séparée de son père et de sa famille qu’elle adorait… celui-là, de la violente émotion que lui avait causée la certitude de pouvoir vivre dé-