Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/9

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toire à l’hilarité ; ma chute fut le signal d’une explosion de rire universelle.

« Je fus héroïque : songeant à l’angoisse que ce grotesque incident devait faire éprouver à mon pauvre père, je me levai bravement, au milieu des rires ; j’atteignis enfin le plancher supérieur de l’estrade, et je me précipitai aveuglément dans les bras du grand-maître, qui, loin de s’attendre à cette brusque accolade, se préparait à poser sur mon front la couronne du lauréat ; il y parvint cependant, quoique assez empêché par mon intempestive et convulsive étreinte ; mais, fatalité !… la couronne trop large tomba jusque sur mes yeux, qu’elle cacha presque entièrement sous son épais feuillage ; au lieu de me débarrasser de la couronne, je perdis tout à fait la tête, j’étendis machinalement les mains en avant, et le reste de l’ovation devint pour moi une sorte de colin-maillard. Des cris de casse-cou ! retentirent au milieu d’éclats de rire inextinguibles ; enfin j’eus le bonheur, au milieu de mes circonvolutions effarées, de tomber si violemment la tête la première du haut en bas de l’estrade, que je restai étourdi du coup.

« Cette chute fut en effet un bonheur pour moi, mon cher Martin, car le dénoûment quelque peu sérieux de cette scène burlesque me fit au moins prendre en pitié ; mon étourdissement ayant peu duré, j’eus l’excellente idée de feindre qu’il durait toujours, et de me laisser transporter hors de la salle, le visage ensanglanté par une blessure peu dangereuse ; je recueillis ainsi, sur mon passage, toutes sortes de paroles empreintes d’intérêt ou d’attendrissement.

« — Pauvre diable !… — disait l’un, — pour un prix d’honneur… il avait l’air bête comme une oie… mais c’est dommage qu’il ait fait une pareille chute !…

« — Moi, — disait l’autre, — je regrette que le colin-maillard n’ait pas duré plus longtemps ; j’ai vu le moment où il allait prendre l’évêque par la tête.

« — Ah ! ah !… c’est vrai ! — reprenait un troisième, — j’en rirai longtemps, etc., etc.