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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/156

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veste de coutil rayé et le grand tablier blanc à bavolet triangulaire, que je porte pour mon service du matin.

Je me rappelle cette particularité puérile, parce quelle a été cause d’une observation que m’a adressée le prince, observation singulière dans la disposition d’esprit où il devait se trouver, mais qui ne m’étonna cependant que médiocrement, sachant sa sévérité pour la tenue des gens de sa maison.

À midi moins un quart on a sonné, j’ai ouvert.

C’était le prince…

Il tenait à la main le portefeuille que je lui avais remis pendant la nuit… Le prince était, comme Régina, d’une pâleur extrême ; il me fut facile de lire sur son visage la violence des émotions dont il devait être agité.

— Madame de Montbar est chez elle ? — me dit-il avec un accent plus affirmatif, qu’interrogatif ; — puis jetant les yeux sur mon malheureux tablier, il me dit sévèrement : — Il est incroyable qu’à cette heure vous soyez encore en tablier dans le salon de Madame de Monthar…

— Prince… c’est que… Madame…

— Il suffit… pas de raisons, allez vous habiller convenablement, — me dit le prince avec hauteur en m’interrompant. Puis il ajouta : — Madame de Montbar est chez elle ?

— Oui, prince…

Et il entra précipitamment dans le premier salon dont il ferma la porte.

J’ai eu tort de m’étonner de ce que le prince, au moment d’avoir avec sa femme un entretien de la dernière importance, eût pensé à remarquer l’inconvenance de mon costume, car, je puis le dire, presque aussi intéressé que lui dans l’entretien qu’il allait avoir avec la princesse, je n’ai pu résister au singulier plaisir de m’appesantir sur cette idée :

— Quel étonnement pour le prince, — ai-je pensé, — s’il savait que ce pauvre valet, auquel il vient de parler avec une si dédaigneuse dureté, est ce même homme à qui ce matin, à trois heures, il demandait presque comme une grâce de lui serrer la main, et auquel il exprimait si amèrement son regret de ne pouvoir nouer avec lui une inaltérable amitié !…

Je l’avoue, la joie puérile que m’a causée cette singularité m’a distrait un moment des graves intérêts auxquels j’avais tant de part ;