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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/317

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LE BERGER DE KRAVAN. 207

surprise, — je vous connais... Je vous sais incapable de vous moquer d’un pauvre bon- homme comme moi, et surtout de plaisanter avec quelque chose de si triste. aussi ce que vous me dites me fait peur. Comment il serait vrai ?,.. en France, dans certaines villes, sur vingt et un mille enfants... il n’en survivrait pas... trois mille ?...

— Il en survit TROIS CENTS, père Mathurin. |

— Trois cents ! — s’écria le vieux berger en se reculant et joignant les mains avec épouvante, — sur vingt et un mille enfants. il en survit... i

— Trois cents, vous dis-je... oui, trois cents. Et c’est de notre société où de si effroya- bles mortalités sont constatées chaque jour, que M. Thiers dit dans le petit livre que je vous ai donné à lire, père Mathurin :

« Votre société, épanouie comme une fleur à la rosée et au soleil, s’étale de toutes parts aux yeux charmés qui la contemplent.

— C’est vrai, monsieur, il y a cette phrase-1à dans le petit livre que vous m’avez prêté, et dont nous causerons tout à l’heure, Oui, je me rappelle cette phrase-là, parce qu’elle m’a soulevé le cœur et le sang... Ah ! je concois, à la rigueur, ces gens au cœur de roche, qui détournent les yeux de la misère. du pauvre monde, et n’en ont point pitié... mais n’y a=t-il pas quelque chose de pire que cette dureté decœur, dans l’effronterie avec laquelle ce vilain homme du petit livre dont nous parlons ose nous dire que les yeux sont charmes de toul ce qu’on voit dans ce monde triste et misérable monde où les enfants des hommes sont mille fois plus à plaindreque les petits des bêtes... et même que les digeons.… Pour en revenir à notre agneau, monsieur, car s’il y a par hasard parmi les brebis une mauvaise mère sur cent, il y a par compensation des bêtes charitables : aussi Je ne désespère point encore de mon pauvre aigeon. |

— Vous croyez donc, père Mathuriv, que cet agneau trouvera enfin une mère qui ait pitié de lui ?

— Certainement, monsieur ; tenez, j’ai là-bas une petite brebis bien bonne nourricière ; depuis l’an passé je l’ai appelée l& mère aux aigeons, parce qu’à la dernière aïgnelée elle m’en a nourri un en outre de son petit ; aussi, J’espère qu’elle fera pour celui-ci ce qu’elle a fait pour l’autre. nous allons voir, je vais essayer.

L’essai du père Mathurin réussit ; après quelques hésitations, la mère aux aigeons, quoique son petit reposät près d’elle, non-seulement se laissa tenter par Le délaissé, mais ensuite le lécha affectueusement ni plus ni moins que son propre agneau.

— Le voilà placé, me dit joyeusement le père Mathurin après avoir attentivement observé la manière d’agir de la bonne petite brebis. — A cette heure l’aigeon sera traité ni plus ni moins que le fils de la maison.

Il

Comment le père Mathurin eut la curiosité de savoir à propos de quoi messieurs de l’Académie des sciences morales et politiques avaient eu la superbe et la patriotique imagination d’écrire leurs petats livres. destinés, selon le programme, à l’instruction du peuple. — Pourquoi le père Mathurin prétend que ces messieurs lui ont tout l’uir de se moquer du monde en général et de Jauves BONHOMME en particulier. — Comment le père Mathurin, malgré sa philosophie. trouvait qu’il s’introduisait trop de taupes dans sa chambre à coucher. — Histoire de Jean Hurbaut, sur- nomméFAUT-QUE-CA-MARCHE ; — ou les aisances, jouissunces, allégeances et bombances de la vie du petit propriétaire rural, — Comment ces délices sont à peu près partagées pur ces vingt- huit millions d’heureuses personnes possËbaNTEs, dont messieurs tx l’Académie des sciences mo- rales et politiques parlent presque à chaque page de leurs petits livres, à seule fin de constater la prospérité toujours croissante que les royautés ont faite à la France. — Comment M. fhiers, depuis qu’il communie tous les dimanches, fait d’étonnants miracles, entre autres celui de dé- montrer dans son beau pelit livre que PLUS LE BLÉ SE VEND CHER, PLUS LE SEIGLE $E VEND BON MARCHÉ. { Textuel.)

La nuit était venue, Le vieux berger fit rentrer son troupeau dans létable, l’affou- ragea, renouvela l’eau des augettes, ferma soigneusement la porte, fit signe à l’un de

ses deux chiens de se coucher sur le seuil et me dit : 88

{1 dé