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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/112

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— Oui, c’est cela… Toute la journée je t’appelais… c’était pour te parler du rêve… Je rêvais, vois-tu… qu’on t’avait remise à moi toute petite, et que je t’avais apportée là-bas… dans la lande aux vanneaux… près de la glandée, et que je t’avais mise au milieu d’une touffe de bruyère… tu avais à peu près cinq ans… et puis j’ai fait comme si je t’avais trouvée là par hasard.

— Vous !… vous ! — s’écria la jeune fille ne sachant si le vieillard délirait, ou se rappelant un fait depuis longtemps passé ; aussi répéta-t-elle avec stupeur : — Vous…

— Je ne sais pas… c’est possible… puisque je rêve cela maintenant…

— Mais ces rêves, père Jacques, — reprit Bruyère, toute bouleversée par cette révélation inattendue, — mais ces rêves… c’est peut-être la mémoire qui, de loin en loin, vous revient… Mais qui donc m’avait remise entre vos mains ?

— Attends… C’était… une personne… une personne… je ne sais plus… il y avait pourtant en elle quelque chose… qui m’avait frappé… Qu’est-ce que c’était donc ?

Et de nouveau le vieillard passa sur son front sa main tremblante.

Bruyère, de plus en plus troublée, inquiète, contint sa curiosité dévorante, et se tut, craignant de rompre le fil si faible, si vaillant, qui reliait les pensées incertaines du vieillard.

— Tu sais bien, — reprit-il après quelques moments de silence, pendant lesquels il parut recueillir ses souvenirs, — tu sais bien, les ruines du fournil… sur la berge de l’étang, derrière la métairie.

— Hélas !… — murmura Bruyère à ces paroles, dont l’incohérence apparente semblait ruiner de vagues espérances trop tôt conçues, trop tôt acceptées.

— Oui, — reprit le vieillard, — c’était bien… comme cela dans mon rêve… Au fond de ce fournil abandonné… il y avait un four, dont l’entrée était bouchée, alors… attends que je me rappelle. Oui, c’est bien cela… alors, en enlevant une brique, je cachais, dans ce four abandonné, ce… que m’avait remis… la personne… en me disant… — Pour donner cela… à cette enfant… que vous appellerez… Bruyère ; vous attendrez qu’elle ait… vous attendrez… c’est pour cela… que jusqu’ici… je ne… t’avais rien dit… et aujourd’hui je parle… parce que… parce que… Hélas ! mon Dieu !… je… ne sais plus… je ne me rappelle plus, — murmura le vieillard, dont la voix, d’abord assez sonore, se voilait de plus en plus.