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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/230

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— Et celui-là aussi… s’est parjuré ?

— Non, Claude… celui-là ne s’est pas parjuré, — répondit Martin avec émotion ; — jusqu’ici il a tenu loyalement sa parole… Vous le voyez donc bien… j’avais raison de vous dire… que cette fois encore, vous avez montré l’admirable et féconde générosité de votre grand cœur…

— Et je te dis, moi, que, cette fois encore, j’ai été dupe… et que, cette fois, j’ai été criminel, — s’écria le braconnier, avec une exaltation farouche, — oui criminel, car j’ai laissé vivre un misérable qui, malgré son serment, a fait couler des torrents de larmes et a causé des maux affreux… un misérable qui, se glorifiant de ses vices, les a perpétués dans sa race… Non, je ne devais pas laisser vivre cet homme… non… je ne le devais pas… et pourtant, sacrifiant mes ressentiments personnels, j’ai tout tenté pour l’amener au repentir en lui rappelant la foi jurée… En vain j’ai voulu l’attendrir, lui donner la conscience du mal qu’il faisait, du bien qu’il pouvait faire ; j’ai surtout voulu l’éclairer sur la cause des déceptions qui l’avaient éloigné de la bonne voie ; d’abord la raillerie et l’insulte, puis le silence, ont répondu à mes exhortations, à mes prières, à mes menaces… Tu l’as entendu d’ailleurs l’autre soir…

— Jamais on n’afficha une haine plus cynique, plus féroce, contre tout ce qui commande le respect et la pitié, — répondit Martin d’un air sombre.

— Oui, c’était le plus insolent, le plus audacieux défi que l’on pût jeter à la face de l’humanité ; pourtant les avertissements ne lui ont pas manqué. Je t’ai dit tout cela… à toi, qui as aussi de terribles comptes à demander à cet homme… je te l’ai dit… Ceci a trop duré : ma clémence est à bout, l’heure du jugement est sonnée. Tu m’as répondu : « Patience, Claude… j’ai tout espoir de me faire admettre dans la maison du comte… patience… » Te voilà dans la maison du comte… tu sais les exécrables principes qu’il affiche, le mal qu’il a fait… Son fils… son digne fils a été le bourreau de ta sœur… Vas-tu me dire encore : Patience ?…

Et comme Martin regardait silencieusement le braconnier, avec une indéfinissable expression de douleur et d’angoisse, Claude s’écria :

— Tu ne me réponds pas ? m’approuves-tu ? me condamnes-tu ? ne dis-tu pas, comme moi, l’heure est venue ? Cet homme sans cœur,