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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/256

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Je n’oublierai jamais qu’un jour Limousin, après avoir bu deux ou trois bouteilles de vin, et conservant encore quelque suite dans les idées, me développa cette étrange théorie de l’ivresse.

« — Vois-tu, Martin, — me disait-il, — le dimanche est à moi ; si je ne me soûlais pas ce jour-là, je deviendrais ivrogne toute la semaine, et de plus je deviendrais paresseux, envieux, querelleur, et, un jour ou l’autre, voleur, peut-être pis encore…

« Je me sens bien… Ça serait pour moi trop de travail et de misère, si ça devait être sans fin ni cesse, comme ces grandes routes, rubans de queue de quatre ou cinq lieues de long, qui, lorsqu’on est en marche, rien qu’à les voir, toujours toutes droites et à perte de vue, vous cassent les jambes.

« Moi, chaque dimanche, au lieu de l’infini ruban de queue de ma s… existence (tout sable brûlant et tout cailloux pointus), je vois des cascades d’eau de roche, des montagnes de fleurs, des palais enchantés, enfin… mon garçon, un tremblement de délices ; aussi, après ça je regarde les beaux châteaux où je travaille comme des toits à porcs, et leurs parcs comme des taupinières.

« Le lundi, quand je reviens de ces promenades-là, qu’est-ce que ça me fait à moi, six chiens de jours à tirer ? Est-ce qu’au bout je ne vois pas mon dimanche ?

« Je ne bois jamais au cabaret ; l’ivresse s’y évapore en colère, en cris, en injures, en batteries ; elle s’y corrompt, elle y perd de sa dignité ; je ne bois pas, mot, pour me disputer, je ne bois pas pour le goût du vin… mauvaise drogue… (je boirais de l’eau-de-vie, si ça n’était pas si malsain) je bois, et j’ai le droit de boire, pour m’en aller d’ici… je ne sais où, quatre ou cinq fois par mois. Ça ne vaut-il pas mieux que de prendre la vie en rageur ?

« Les vrais ivrognes sont de même, seulement ils ne se raisonnent pas.

« Jean-Pierre boit pour oublier qu’il a entendu toute la semaine ses enfants pleurer la faim et sa femme crier misère ; il boit aussi, et surtout, pour oublier qu’il les entendra encore la semaine suivante ;

« Simon boit pour oublier qu’il a entendu et qu’il entendra sa vieille mère infirme gémir du lundi au samedi ;

« D’autres enfin boivent pour se délasser du travail qui les écrase.

« Je sais bien que les cadets, qui n’ont ni misère ni fatigue à oublier, qui peuvent, avec leur argent, se procurer toute sorte de