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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/317

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Du reste, je l’avoue, le désossement portait ses fruits ; j’acquis ainsi peu à peu, et au prix de cruelles douleurs, une souplesse étonnante ; certaines positions, certains entrelacements de membres, qui m’eussent été physiquement impossibles, commençaient à me devenir familiers ; mais ma terrible institutrice ne s’arrêta pas là ; me trouvant sans doute suffisamment désossé, elle voulut me faire travailler à fond la promenade à la turque. Pourquoi à la turque ? Je l’ignore. Voici comment la chose se passait :

La mère Major me faisait asseoir par terre, sur un lit de paille, m’attachait la main droite au pied droit, la main gauche au pied gauche, puis me roulait ainsi en ligne droite, par une série de culbutes continues, dont le moindre inconvénient était de me briser les reins et de me donner, presque ensuite de chaque séance, une sorte de coup de sang, auquel mon institutrice remédiait au moyen d’un seau d’eau de puits dont elle m’arrosait. Cette cataracte improvisée me rappelait à moi-même, et nous passions à un autre exercice.

En publie, la promenade à la turque devait s’exécuter librement, c’est à dire qu’au lieu d’avoir les mains attachées aux pieds et de recevoir une impulsion étrangère, l’on devait se saisir le bout des orteils et accomplir les culbutes de son propre mouvement.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles la Levrasse fit de fréquentes absences ; à différentes reprises, il rapporta de nombreuses chevelures de toutes couleurs, car il continuait son commerce, trafiquant des cheveux des filles indigentes.

Mon affection pour Bamboche allait toujours croissant, par cela même qu’insolent et méchant avec tous, il se montrait pour moi bon et affectueux… à sa manière ; il avait été témoin des souffrances que m’avait surtout causées la promenade turque, mais, à ma grande surprise, il ne m’avait ni consolé ni plaint ; pendant plusieurs jours, il me parut distrait, préoccupé ; je le vis souvent se diriger vers un grenier inoccupé, où il faisait de longues séances ; il me cachait un secret ; par fierté, je ne voulus pas aller au-devant de sa confiance.

Un jour je sortais rompu, hébèté par ma leçon, la promenade turque s’étant beaucoup prolongée ; je souffrais cruellement d’une enflure au poignet, car j’étais retombé une fois à faux, et la mère Major m’avait châtié de ma maladresse ; je trouvai Bamboche rayonnant ; mais, apprenant ma double mésaventure, sa figure s’assombrit ; il s’emporta contre la mère Major en imprécations, examina ma main