Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/32

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ceci admis, on concevra que les jeunes pères ne manquaient pas d’un certain bon sens pratique, en tâchant au moins de guider, de diriger eux-mêmes des écarts de Jeunesse qu’ils ne pouvaient contenir.

Sans doute, au yeux des penseurs, le remède vaut le mal : sans doute, il est déplorable de voir dissiper ainsi des sommes énormes : il est douloureux de voir flétrir, dans la première fleur de la jeunesse, tant de nobles, tant de bons instincts qui la caractérisent ; de voir si souvent s’étioler et mourir dans cette atmosphère viciée, des intelligences précieuses ; mais tous ces maux et bien d’autres ressortent inévitablement de l’état de choses qui régit la famille, la propriété et surtout cette grande iniquité : l’héritage.

On pense bien que, vivant depuis plusieurs années en jeune père, la dignité paternelle du comte et le respect filial du vicomte avaient dû singulièrement se modifier et s’amoindrir ; mais cette pente était trop rapide, ce courant trop impétueux pour pouvoir être remontés ; mainte fois le caractère hautain, l’énergique volonté de M. Duriveau furent dominés par le flegme railleur et impertinent de son fils ; plus d’une fois, depuis quelque temps surtout, et malgré de vains et tardifs regrets, imitant en cela les maris de bonne compagnie qui, craignant de paraître jaloux, dévorent larmes et honte, le comte, redoutant le ridicule de la gérontocratie, joua son rôle de jeune père, le sourire aux lèvres, la rage et la douleur au cœur ; mais il lui fallait se résigner à ce rôle… dès longtemps son fils le traitait avec une impertinente familiarité, contractée au milieu d’une communauté de plaisirs indignes, familiarité dont le comte et ses amis avaient d’abord beaucoup ri ; tout sentiment de déférence, de respect filial, devant donc être à peu près étouffé dans l’âme de cet adolescent.

Le comte Duriveau, quoiqu’il eût bientôt cinquante ans, ne paraissait pas en avoir quarante, tant sa taille haute et svelte, sa tournure agile, ses allures impétueuses, annonçaient de jeunesse, de vigueur et d’énergie. Il avait le teint très-brun, les dents éblouissantes de blancheur, le menton et le nez un peu forts, les yeux très-grands et très-bleus, les sourcils, la barbe, les cheveux encore presque tous d’un noir de jais, malgré son âge ; on pouvait rencontrer des traits plus réguliers, plus attrayants que ceux du comte Duriveau, mais il était impossible de rencontrer une physionomie plus expressive, plus spirituelle, plus audacieusement résolue, et qui annonçât surtout une puissance de volonté plus indomptable : aussi M. Duriveau inspirait presque toujours cette réserve, cette déférence, cette