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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/339

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le monde (ajoutait le cancre), je pouvais, malgré mes protecteurs, m’attendre à recevoir la plus belle volée, à jouir de la plus abondante raclée qui fût jamais tombée sur le dos voûté d’un trop bon élève.

« Je ne vous donne que la substance de la lettre, mon cher Martin, mais c’était étourdissant d’esprit, je n’aurais de ma vie écrit une lettre pareille.

« Le cancre terminait en me proposant, si j’avais assez de cœur pour ne pas abuser de ma position, de joûter à qui ferait le plus de barbarismes lors de la prochaine composition des prix, seul moyen, — disait le cancre, — d’égaliser les armes entre nous. »

« Cet audacieux et cynique mépris de la composition des prix, de ce qu’il y a de plus sacré dans la religion universitaire, me sembla monstrueux ; ce cancre me faisait l’effet d’un sacrilège, je rêvai qu’on le brûlait en manière d’auto-da-fé, sur un bûcher composé de tous ses pensums, il y en avait une montagne. Je m’éveillai en demandant qu’on lui fit grâce… et qu’on l’abandonnât à ses remords vengeurs… le malheureux !

« Mais il est des natures indomptables. Ce cancre devait mettre le comble à ses forfaits, en fumant de l’anis dans une pipe et en donnant (c’est à n’y pas croire) un grandissime coup de pied dans le ventre de M. le censeur qui lui avait cassé ladite pipe entre les dents.

« Le cancre fut solennellement chassé du collège, et aux malédictions terribles, aux effrayants pronostics dont il fut accablé en quittant la classe, je le crus fatalement voué à finir sur l’échafaud.

« Plus tard, j’ai vu le nom du cancre (vous connaissez le personnage, mon cher Martin, puisque vous avez été son domestique) ; plus tard, dis-je, j’ai vu le nom du cancre rayonner en lettres rouges, longues d’un pied, derrière le vitrage de tous les cabinets de lecture. Il est devenu l’un de nos poëtes les plus célèbres… Et moi, cheu ! miser ! (hélas ! misérable ! } en qui S. Ex. Mgr le ministre de l’instruction publique voyait une des gloires futures de la France, je me suis vu un jour forcé d’abdiquer ma dignité pour devenir homme-poisson…

« Mais aussi, une fois hors de la vie des humanités, j’ai, en expérimentant la vie humaine, appris à exprimer à peu près mes idées et, je peux, à cette heure, vous écrire une lettre comme celle-ci,