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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/75

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ajouta la Robin, — mangeons la pâtée, ça sera autant de fait, et un bon débarras.

Et chacun s’approcha de la terrine, poussé par un appétit que tempérait le dégoût ; la Robin, assise entre les deux charretiers, paraissait les traiter avec une bienveillance égale ; le petit vacher se tenait en face de la Robin.

— Ça vous dégringole lourd et froid dans la panse comme des glaçons fricassés dans la neige, — dit le charretier en replongeant lentement sa cuiller dans la terrine ; — moi qui étais transi en rentrant, ça me retransit encore plus.

— C’est pas les chiens à monsieur le comte, qui chassait tantôt dans les bois, qui s’arrangeraient de cette pâtée-là… au moins ! — fit l’autre charretier.

— Vrai, elles sont bien heureuses, bien choyées, ces bêtes-là, — reprit Simon ; — l’autre jour, en allant porter du foin au château, j’ai regardé, en passant, dans le chenil, maître Latrace, le piqueur, leur tremper la soupe… Ah ! mais, c’étaient des têtes de mouton, des tripes, du cœur de bœuf, une vraie soupe de marié !…

— Dame… tout le monde ne peut pas être des chiens de chasse, non plus… — dit la Robin avec une sorte de résignation naïve, et sans la moindre intention ironique. Le vœu de la fille de ferme parut d’ailleurs si naturel, que ces paroles ne donnèrent lieu à aucun commentaire.

À ce moment, les gémissements qui partaient de l’étable se firent entendre de nouveau, et la voix appela Bruyère avec un accent d’impatience croissante.

— Tiens, le père Jacques qui appelle Bruyère… le pauvre vieux s’impatiente, — dit la Robin.

— Au fait, c’est drôle, voilà bientôt la nuit… et la petite n’est pas rentrée avec ses dindes, — dit un des charretiers ; — c’est pas pour la pâtée que je dis ça… il lui en restera toujours plus qu’il ne lui en faudra.

— C’est vrai ; cette petite fille mange comme un roitelet, et encore elle mange… parce qu’elle le veut bien, — dit l’autre d’un air mystérieux ; — si elle voulait… elle ne mangerait pas du tout.

— Je ne dis pas non, — reprit la Robin en secouant la tête, — puisqu’elle est charmée ; témoin ses dindes qui la connaissent, l’aiment, lui obéissent, et sont pour elle comme pas un chien pour son maître.