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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/96

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— Et, dans un mois, vous viendrez me revoir, — ajouta majestueusement Bruyère.

— Oh ! je viendrai… je viendrai… et ça sera pour vous dire que mon enfant est sauvé, — répondit la femme en serrant son fils contre son sein avec un transport d’espérance.

Cet entretien semi-cabalistique semblait frapper maître Chouart d’une admiration profonde mêlée d’une innocente jalousie, car les avis excellents qu’il avait reçus de Bruyère n’avaient pas été entourés de ces belles formules magiques ; il allait sans doute en exprimer ses regrets à la petite magicienne, lorsque les deux autres clients, le vieillard et l’homme d’un âge mûr, s’approchèrent à leur tour.

Le plus âgé des deux nouveaux clients de Bruyère paraissait triste. Son fils, homme de quarante ans environ, qui l’accompagnait, semblait aussi grandement soucieux. La pauvre femme les laissa tous deux avec Bruyère, dont elle s’éloigna quelque peu, ainsi que maître Chouart, l’heureux métayer, possesseur d’une si belle récolte, grâce aux bons avis de la jeune fille.

— Que voulez-vous de moi, mon bon père ? — demanda celle-ci au vieillard d’une voix affectueuse et douce.

— Ma chère petite sainte, — s’écria le vieillard, tâchant d’exprimer par cette appellation l’espèce de respect et de confiance que lui inspirait le renom de Bruyère — ma chère petite sainte, je viens pour que vous disiez des paroles contre notre terre de labour de l’autre côté du val. C’est lassant, à la fin… Depuis tantôt dix ans que j’en ai hérité d’un mien oncle, la récolte va s’amoindrissant, que c’est pitié ; on croirait qu’une année empire d’autre… les dernières étaient déjà bien mauvaises ; l’autre et celle-ci sont encore plus méchantes… Sur vingt arpents de froment… qu’est-ce que j’ai récolté ? à peine cinquante setiers. Quelle moisson !… des demi-épis… et si clairs et si chétifs !… Autant dire que ça m’aura produit semence pour semence… Ah ! maudite sois-tu, terre ingrate| s’écria le vieillard en frappant du pied avec désespoir.

— Oh ! le père a bien raison, — dit le fils, — tout va de mal en pis. Maudite soit la terre si ingrate au pauvre laboureur !… Maudite soit la terre si maligne et si revêche !

En entendant ces imprécations contre le mauvais vouloir de la terre, le charmant visage de Bruyère prit soudain une expression de tristesse et d’affliction, comme si elle avait entendu outrager injustement quelqu’un qui lui eût été cher et sacré. S’adressant au vieil-