Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 5-6.djvu/249

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en me promettant des livres. Ce que j’ai lu est incalculable ; je faisais en deux heures la tâche d’une demi-journée, afin de consacrer le reste du temps à la lecture. On m’avait montré le métier de serrurier, et je martelais comme un Vulcain, toujours pour qu’on me laissât ensuite dévorer des volumes. Du reste, c’est une justice à me rendre, mes amis, et à vous aussi, je ne contractai pas la moindre amitié en prison ; la place était prise : j’étais fort, j’eus des flatteurs, je les méprisais ; j’étais méchant, j’eus des ennemis, je les bravais ; mais des amis, jamais ; je vécus seul, confit dans mon fiel. Car j’en ai fait… le diable le sait, et il y avait de quoi ; tu comprends, Martin, ce que j’étais devenu à l’âge de seize ans, surtout si tu joins à tous mes mauvais ressentiments ma cruelle incertitude sur votre sort à tous deux, et la violence de mon amour pour Basquine, poussé parfois jusqu’au vertige, car entre ces quatre murs de prison, l’éloignement et mes souvenirs rendaient ma passion encore plus ardente qu’avant notre séparation. Je sortis de prison, bronzé au mal, noué moralement, comme un arbre tordu par le vent.

— Je m’explique maintenant, — dis-je à Bamboche, l’effroi que la prison inspirait à Claude Gérard. — « Te faire mettre en prison, malheureux enfant, » — me disait-il, lorsqu’il m’eut arrêté lors de notre vol, — « c’est te perdre, c’est te dépraver à jamais. »

— Claude Gérard avait raison cette fois, comme tant d’autres, — reprit Bamboche, — le mauvais pli était pris, et bien pris ; en sortant de prison, où j’étais devenu assez bon ouvrier serrurier, je fus tout de suite recommandé à un patron. Ma ligne ainsi tracée, j’avais un gagne-pain