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me recommandait de mettre dans ma course, soit par la façon dont la lettre était reçue ou dont la réponse était donnée : tantôt à pénétrer le caractère, les goûts, les passions même de ceux qui m’employaient plus fréquemment : mes observations m’étaient d’autant plus faciles, que mon humble condition de commissionnaire n’inspirait aucune défiance : aussi, bien souvent, des mots qu’on ne croyait pas à ma portée ou des faits sans valeur pour tout autre que pour un observateur attentif, intelligent, m’éclairaient et me mettaient sur la voie de bien des découvertes.

Ne faisant confidence à qui que ce fût, du résultat de mes remarques, n’y voyant qu’une distraction à de pénibles chagrins ou un moyen d’augmenter mes connaissances pratiques des hommes et des choses, je me livrais sans scrupule à cette inoffensive observation de mœurs.

J’étais depuis un mois employé non-seulement chaque jour, mais durant presque tout le jour, par un jeune homme occupant un petit appartement dans l’hôtel de la rue de Provence, à la porte duquel je stationnais ordinairement.

Balthazar Roger (c’était le cancre qui avait rendu la vie si dure au pauvre Léonidas Requin, l’excellent élève réduit plus tard à la modeste condition d’homme-poisson), Balthazar Roger, dont le nom jouit aujourd’hui d’une célébrité européenne, n’était alors connu que de quelques amis initiés à ses œuvres. Ce jeune poète avait d’ailleurs le meilleur cœur, l’esprit le plus joyeux, le plus original que j’eusse jamais rencontré. Il était laid, mais d’une laideur si spirituelle, si animée, si enjouée ;