Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/108

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Se dérobe, et le son ne s’aperçoit pas mieux ;
Et ces choses pourtant sont vraiment corporelles,
Si j’en prends à témoin les sens frappés par elles,
Car les corps seulement sont tangibles entre eux.
Une tunique, au bord des flots brisés pendue,
Boit leur rosée, et sèche au soleil étendue.
Or, ce travail de l’eau pénétrant le tissu,
Puis dissipée au feu, l’œil ne l’a point perçu :
L’onde en minimes parts s’épand et se divise,
Et nulle à nos regards ne laisse aucune prise.
Quand elle a du soleil compté bien des retours,
La bague s’use au doigt qu’elle orna tous les jours ;
L’eau que distille un toit creuse, en tombant, la pierre ;
Le fer de la charrue est rongé par la terre ;
Les pieds ont aplani les pavés du chemin ;
Vois l’idole d’airain sur le seuil de la porte :
Il faut qu’en la baisant une foule entre et sorte,
Et ces saluts nombreux en ont usé la main.
La perte se voit bien, car la forme s’altère ;
Mais ce qu’à tout instant l’objet perd de matière,
La Nature en ravit la vue à l’œil humain.
Ce qu’aux êtres le temps apporte et la Nature,
Peu à peu les forçant à croître avec mesure,
Ne peut être saisi des yeux les plus puissants,
Non plus que le déclin de leurs corps vieillissants.
Nul œil, à chaque instant, ne peut voir la morsure
Que fait aux rocs pendants le sel rongeur des mers.
C’est d’invisibles corps qu’est formé l’Univers.
     La matière pourtant n’emplit pas tout le monde ;
Sache que toute chose a quelque vide en soi.