Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/32

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détruire l’harmonie des facultés. On peut ranger dans une catégorie voisine une foule d’hommes d’esprit, de lettrés et d’artistes, que des fonctions tyranniques ou, au contraire, une fantaisie toujours flottante ont empêchés de penser entièrement et à fond.

Puis on trouve la classe des penseurs, de ceux qui se sont consacrés à remuer les idées : les savants et les philosophes. Ceux-là ont certainement plus réfléchi que les autres, c’est leur métier, mais c’est précisément chez eux que se remarque le développement le plus inégal de la réflexion. Il ne faut pas s’en étonner : tandis que les autres se rencontrent à peu près tous sur le terrain vague du sens commun et s’y arrêtent au même niveau, ceux-ci vont jusqu’au bout de leur énergie intellectuelle, et, en l’épuisant tout entière, accusent à des profondeurs différentes tous les degrés de leur diverse puissance d’esprit.

Enfin, nous ne savons trop quel rang donner dans cette hiérarchie aux hommes qu’une croyance traditionnelle dispense d’élaborer eux-mêmes aucune doctrine. Ils ne peuvent que nous engager à croire comme eux, et nous ne pouvons que les supplier de rendre évident ce qu’ils croient ; mais, en général, ils s’ôtent tout moyen de faire cette preuve, en déclarant l’incompétence de la raison sur la chose même à prouver.

Il suffit de jeter un coup d’ail sur ce tableau des divers degrés de la réflexion chez les hommes qu’on suppose d’intelligence égale, pour se convaincre qu’entre les diverses classes l’accord des opinions est impossible, et que dans une même classe le dissentiment doit être très fréquent. Les esprits, sans voir nécessairement faux, voient plus ou moins profondément ; ils n’ont même pas la ressource de communiquer entre eux. Le