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Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1879-1888.djvu/262

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« Condillac soutient Locke en fidèle héritier.
Pour soumettre au scalpel la pensée, il la tue
Et change le penseur orgueilleux en statue
Où de l’éveil des sens éclôt l’esprit entier.

« Voltaire, dégonflant les outres des systèmes,
Du vent qu’il en exprime aiguise un clair sifflet ;
Modérateur, il s’arme, entre les camps extrêmes,
Du bon sens qui rassure et du rire qui plaît.

« Rousseau pour sûr asile ouvre la conscience,
Temple unique d’un Dieu qui se passe d’encens,
Et Jacobi nous rend la saine confiance
Dans l’Être extérieur qui se mire en nos sens.

« Mais Kant fouille aussi l’âme et, cruel, lui murmure :
« Ah ! tu prétends ouvrir tes sens sur la Nature
« Pour laisser la lumière entrer dans ta prison !
« Je t’en ferai tâter l’invincible cloison.
« Le monde, c’est toi-même, et le temps et l’espace
« Ne sont que ta prunelle où ta vision passe.
« Tu te fais ton soleil, ton sol, ton horizon !
« Qui te renseigne ? Parle, et je te vais confondre :
« Quand tu te crois en paix, la guerre est sous le front.
« Les sens vont témoigner, la raison va répondre ;
« Elle niera toujours ce qu’ils affirmeront :
« L’Univers est borné, mais il ne saurait l’être ;
« Il a dû commencer, mais il n’a pas pu naître ;
« Rien n’est sûr que la voix qui commande ou défend. »