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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

comme simple soldat. La compagnie à laquelle il appartenait ayant été envoyée dans la Nouvelle-France, ce garçon incommode suivit de force ses chefs et traversa prestement la région qui sépare Québec de Michillimakinac, pour de là se rendre à la Louisiane, d’où il s’embarqua en distination de la France. Qu’a-t-il vu du Bas-Canada, surtout que savait-il de notre histoire et des origines de notre population ? Il est bien vrai que, dans certains cas, le roi permettait l’expatriation en Canada de quelques brouillons, mais c’était tout simplement pour les mettre en surveillance, au régime, un temps donné, dans les postes éloignés, non pas dans nos campagnes. Ces sortes de proscrits n’ont jamais été mêlés à notre population — on le voit assez par leurs lettres ; ils ignoraient le premier mot de ce qui se passait en Canada. Il faut lire avec la même précaution les aventures du chevalier de Beauchêne, rédigées par Le Sage, l’auteur de Gil Blas — récit dans lequel les incorrections fourmillent et qui peint la Nouvelle-France comme le refuge des vagabonds du royaume. La première condition de toute existence en Canada était de gagner sa vie ; hors de là point de salut ; les dissipateurs, les fils de famille ruinés n’avaient ici d’autres ressources que de prendre des terres et de les cultiver. Si les petits-maîtres avaient consenti à se transformer et devenir habitants, fort bien ! nous ne leur demanderions aucun compte de leur passé — mais ce miracle n’était guère possible et il ne s’est pas accompli ; chenapans ils étaient en partant de France ; coureurs d’aventures ils devinrent en Amérique. Le Canada ne leur doit rien, sauf la mauvaise réputation qu’ils ont voulu lui faire parce que leur place n’était point parmi nous.

Le bon La Fontaine, qui ne savait probablement pas qu’il y eût un pays appelé la Nouvelle-France ou Canada, écrivait (18 décembre 1687) à son ami Saint-Évremond :

  … Le mieux est de me taire
Et surtout n’être plus chroniqueur de Cythère.
    Logeant dans mes vers les Chloris,
    Quand on les chasse de Paris.
    On va faire embarquer ces belles :
Elles s’en vont peupler l’Amérique d’Amours
    Que maint auteur puisse avec elles.
    Passer la ligne pour toujours !

On enlevait alors de Paris une foule de courtisanes qu’on envoyait en Amérique, mais les écrivains de cette époque parlent de notre continent comme les Européens de nos jours — confondant Panama avec Québec, et Montevideo avec la Nouvelle-Orléans. Il s’agirait de savoir dans quelle partie de l’Amérique étaient transportés ces sortes de gens. Tout nous invite à croire qu’il n’est pas ici question du Canada et que La Fontaine ne se trompe pas beaucoup lorsqu’il leur fait passer la ligne. Les « îles d’Amérique » reçurent, vers ce même temps, quelques cargaisons de marchandises humaines qui ruinèrent leurs colonies. Chez nous, les filles eussent subi le fouet et on les eût renvoyées en France. Les beaux parleurs comme La Hontan furent quittes pour manger de la vache enragée.

Ce qu’il y avait de gentilshommes en Canada comptaient bien sérieusement s’y établir