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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

permet de faire des économies qui ne sont pas à dédaigner, surtout vu que leurs épouses sont ordinairement compétentes à diriger les travaux de la ferme en leur absence. Ainsi que vous l’avez entendu dire, il est vrai que deux ou trois députés ne savent pas signer leurs noms, et l’on dit que d’autres, qui ont eu l’esprit d’apprendre à tracer les caractères dont se compose leur signature, ne sauraient pénétrer plus avant dans les mystères de la lecture ou de l’écriture. Sans trop entrer dans les détails, je puis vous dire, une fois pour toutes, que la masse de l’assemblée est inerte, et que les quelques députés doués d’activité et d’intelligence agissent avec une entière soumission à Papineau qui leur impose un profond respect.

« C’est là peut-être le point le plus saillant de l’aspect des affaires ici, que des hommes, qui, grâce à la confiance et à la sanction sans borne de leurs commettants, ont un pouvoir si grand, s’en disputent si peu le partage et en remettent au contraire volontairement le tout entre les mains d’un seul individu. Le Bas-Canada est divisé en quatre districts, dont celui de Québec renferme près d’un tiers de toute la population, et élit plus d’un quart de tous les représentants. Il est notoire que trois hommes sont sans contredit les arbitres de la conduite publique de ce grand district, ayant à leurs ordres le nom de chacun de ses habitants pour toute pétition qu’il leur plaît de présenter, et tous les votes pour n’importe quel candidat qu’ils jugent à propos d’appuyer. D’autres régions ont pareillement leur centurion et capitaines de Dix Mille. N’est-il pas presque incroyable que ceux qui possèdent une pareille influence, non-seulement ne fassent pas d’opposition à M. Papineau, mais n’osent pas même songer à la possibilité de le combattre ? En confidence, ils exprimeront des craintes au sujet de son choix de mesures, tout comme s’il constituait à lui seul l’assemblée entière.

« J’ai cherché avec ardeur l’explication de ce phénomène. Les chefs québecquois, à ce que j’ai appris, se flattent d’agir par prudence, parce que, disent-ils, en même temps qu’ils sont surpassés en nombre par les députés montréalais sur lesquels s’exerce l’influence plus immédiate de Papineau, ce serait troubler sans raison l’assemblée que d’insister sur des différences d’opinion non fondamentales. D’autres, encore, se bercent de l’idée que Papineau est dans leurs mains un instrument. Pauvres gens ! Selon ceux-là, Papineau étant celui d’entre eux qui a le plus d’audace, ils le placent à leur tête, mais de leur plein gré et avec pouvoir de le mettre de côté, suivant leur bon plaisir. Ces idées peuvent être un beaume agréable pour l’amour-propre des gens, mais je crains que la véritable explication de la chose ne soit dans le fait que les Canadiens manquent d’énergie et d’initiative en affaires publiques, et que de même que deux ou trois Anglais ont su leur faire emboîter le pas, dans le passé, l’impétuosité et les talents oratoires de Papineau obtiennent d’eux aujourd’hui une entière soumission. C’est vraiment leur maître. Ils ont naturellement besoin d’un appui qu’ils cherchent toujours chez des natures plus vigoureuses que les leurs. Je n’ai jamais vu personne qui parût plus versé que cet orateur canadien dans les artifices et la contenance au moyen desquels un seul homme domine l’esprit d’un grand nombre, et il s’affermit davantage tous les jours dans son autorité, comme eux dans leur obéissance. Tel est l’homme qu’un petit nombre de ses partisans ont la présomption de croire pouvoir mettre de côté lorsqu’il ne leur sera plus utile.