Page:Sulte - Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome I, 1882.djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

Sully, son ministre, pensait autrement. C’est-à-dire qu’il était encore pire que son maître. Il ne voulait point que l’on tentât de fonder des colonies, prétextant qu’il ne fallait pas dépeupler le royaume, et que, d’ailleurs, le Français, né Parisien ou Normand, ne deviendrait jamais Canadois. Comme il s’est trompé !

« C’est d’abord une erreur manifeste que d’affirmer l’appauvrissement nécessaire de la population d’un pays par l’émigration ; car les nations qui se développent avec le plus d’énergie sont précisément celles qui fournissent le plus à l’émigration et aux colonies. Il est facile de vérifier ce fait dans les statistiques de l’Angleterre, de l’Irlande, de la Belgique, de la Suisse, de l’Allemagne, pays qui tous, depuis de longues années, ont jeté dans le monde des flots d’émigrants ; au contraire, l’Italie, l’Espagne, la France, la Suède, d’où il ne sort qu’un très-petit nombre d’individus, ne s’accroissent que dans des proportions insignifiantes. Un exemple bien frappant, que tant de personnes ont pu vérifier elles-mêmes en voyageant dans la Méditerranée, c’est la petite île de Malte, qui a rempli de ses enfants tous les ports du Levant et des côtes barbaresques, et qui continue chaque année d’y envoyer de nouveaux convois, sans jamais s’être dépeuplée, bien loin de là, tandis que, tout à côté d’elle, l’île de Sardaigne, d’où il ne sort point d’émigrants, reste stationnaire.

« On a allégué, nous le savons, que certaines races humaines possèdent une plus grande fécondité que certaines autres, et on n’a pas manqué d’affirmer que la race française était une des moins prolifiques. En supposant que cette théorie générale soit admissible, ce qui n’est point prouvé, le fait particulier n’en serait pas moins fort singulier, lorsqu’on se rappelle la multiplication étonnante des anciens Gaulois et les invasions si nombreuses qu’ils ont dirigées sur presque tous les points de l’Europe. Mais il se trouve que cette assertion est tout le contraire de la réalité, et que, si l’on peut observer une différence entre la fécondité des races, on trouvera plutôt quelque avantage au profit de la race française, lorsqu’elle est placée dans des conditions semblables à celles des autres peuples.

« Quelle peut donc être la cause de cette anomalie apparente, qui semblerait indiquer que moins une nation développe d’expansion au dehors, moins elle s’accroît au dedans ? Elle nous paraît dériver fort naturellement de ce principe mainte fois signalé dans les recherches sur le mouvement de la population, savoir : que les familles ne s’accroissent que proportionnellement au souci plus ou moins grand des parents pour l’avenir de leurs enfants ; de telle façon que plus les populations sont ignorantes et grossières, moins elles se montrent prévoyantes ; plus elles sont intelligentes et instruites, plus elles déploient une sollicitude qui souvent devient abusive. Il est donc visible que plus les hommes s’éclaireront, moins ils croîtront en nombre, s’ils n’aperçoivent autour d’eux que l’encombrement de la multitude et une carrière sans issue ; tandis qu’au contraire, dans les pays où se produit un essor extérieur très actif et où s’ouvre un horizon sans bornes pour le travail humain, plus la nation sera riche et civilisée, plus elle tendra à se multiplier pour profiter de ces avantages.

« C’est ainsi qu’il se fait que chez tant de nations industrieuses et intelligentes, l’émigration n’a été qu’un stimulant à leur développement intérieur. Si, maintenant, à ces obser-