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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

Le frère Gervais profita du moment du festin pour plaider la cause des prisonniers et tâcher d’attendrir le cœur de leurs maîtres ; mais on lui répondit que tout ce qu’il voyait étaient des choses ordinairement dans la vie des nations du Canada, et que les captifs mouraient dans les tourments pour satisfaire la vengeance de ceux qui avaient perdu de leurs parents à la guerre contre les Iroquois.

Il fallut la présence et les remontrances de Champlain lui-même pour faire pencher les esprits du côté de la modération. Après bien des pourparlers, il fut décidé que le plus âgé des captifs serait renvoyé dans son pays avec une escorte, pour parler de la paix. Chimeouriniou, capitaine montagnais, appelé le Meurtrier par les Français ; un autre Montagnais nommé Maître-Simon et un Iroquois de nation, adopté depuis longtemps par une veuve algonquine ou huronne, partirent avec le prisonnier libéré. Deux ou trois Français l’accompagnaient. De ce nombre était un nommé Pierre Magnan, de Tougne, près Lisieux, en Normandie, lequel était dans le pays depuis dix ans. Ces députés furent bien accueillis d’abord ; mais une tribu iroquoise, qui ne partageait point le sentiment des autres à ce sujet, fit naître une querelle, et on les massacra. Par représaille, les sauvages des Trois-Rivières tourmentèrent leur prisonnier d’une manière horrible ; puis, l’ayant fait mourir à petit feu, le mangèrent. Toute espérance de pacification s’évanouissait.

La longue série d’événements qui commence à 1603 et finit avec le régime français (1760) nous montre les nations sauvages en lutte les unes contre les autres, depuis le Labrador et l’Acadie jusqu’à la Louisiane et aux Montagnes-Rocheuses. Un traité de paix était à peine conclu d’un côté, qu’une nouvelle guerre éclatait sur un autre point. Nos missionnaires, interprètes, voyageurs[1], coureurs de bois[2], devaient se frayer un passage entre ces tribus hostiles, et se ménager des intelligences dans les camps opposés. À mesure que nos compatriotes s’avançaient dans l’intérieur du continent, ils voyaient se refermer sur eux les rangs de ces peuplades dont le caprice faisait toute la loi et qui, au lendemain d’un échange de bons procédés, devenaient souvent des ennemis dangereux. Aussi ne voit-on pas sans une sorte d’étonnement mêlé d’admiration les entreprises de ces hommes de fer qui ont pénétré partout et qui se sont maintenus au milieu des dangers continuels de leur étrange situation. Ils ont accompli au dix-septième siècle une tâche bien autrement remarquable que les explorations actuelles de l’Afrique, dont on parle avec tant d’enthousiasme. Si le spectacle des cruautés des nègres a de quoi effrayer les voyageurs du continent noir, nous nous demandons comment faisaient les Français du Canada pour surmonter l’impression que leur causaient ces horreurs, et braver les périls qui les attendaient eux-mêmes d’un moment à l’autre. Faut-il croire qu’ils étaient doués d’une puissance fascinatrice ? Comment parvenaient-ils à retourner l’esprit des sauvages ? N’a-t-on pas vu mainte fois ces tribus profiter du départ ou de l’absence momentanée des quelques Français amis de leurs bourgades, pour déclarer la guerre à leurs voisins ou se livrer aux orgies sanguinaires dont les récits du temps nous

  1. Le mot voyageur désigne, au Canada, l’homme qui parcourt les forêts au service des compagnies de traite ou du commerce de bois.
  2. Ceux-ci agissaient indépendamment de tout contrôle, et le plus souvent contrevenaient aux ordonnances qui défendaient aux individus isolés de s’éloigner des habitations. Ils paraissent avoir commencé leurs courses vers 1670.