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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

bûcheron ne regarde point sans terreur. Les branches entrelacées retiennent debout ces géants que la hache a coupés par les pieds. Sont-ils abattus, tirés à la grève ou brûlés sur place, restent les souches, le désespoir du défricheur, les souches qui retiennent tout le sol, car leurs puissantes racines, ramifiées sous terre, sont encore plus difficiles à supprimer que les hautes colonnes qui supportaient le dôme du boisé primitif. Les outils de fer, la force des bœufs ou des chevaux, les crampons des machines, la poudre même — tout cède à la résistance que ces troncs leur opposent. Il n’y a que le feu qui les réduise, et encore faut-il attendre, avant que de labourer, l’émiettement des grosses racines que la pourriture peut seule attaquer avec succès. Écoutons ce qu’écrivait le père Le Jeune, en 1634 :

« Il faut confesser que les travaux sont grands en ces commencements : les hommes sont les chevaux et les bœufs ; ils apportent ou traînent les bois, les arbres, les pierres ; ils labourent la terre, ils la hercent. Les mouches, les neiges de l’hiver et mille autres incommodités sont importunes ; des jeunes gens qui travaillaient à l’ombre dans la France trouvent ici un grand changement. Je m’étonne que la peine qu’ils ont, en des choses qu’ils n’ont jamais faites, ne les fait crier plus haut qu’ils ne crient. Il faut dresser une petite maison en une pointe[1] de terre qui est vis-à-vis de nous. Il n’y a que la rivière à passer ; l’eau tourne quasi tout à l’entour de cette pointe, faisant une péninsule. Nous avons commencé à la fermer de pieux du côté de la pointe, et nous logerons là-dedans notre bétail, savoir est, les vaches et les cochons ; il faut à cet effet dresser là une petite maison, pour ceux qui en auront soin, comme aussi de bonnes étables bien abritées contre le froid… Il y a quatre gros articles qui font la plus grande dépense de cette mission : les lards qu’on envoie, le beurre, les boissons et les farines ; avec le temps, le pays peut fournir ceci. Pour les lards, si, dès cette année, nous eussions été bâtis, il n’en eût point fallu envoyer, ou pas tant, l’année prochaine : nous avons deux grosses truies qui nourrissent chacune quatre petits cochons : il a fallu nourrir cela tout l’été dans notre cour à découvert. Le P. Masse nous a élevé ce bétail. Si cette pointe dont j’ai parlé était fermée, on les mettrait là et on ne leur donnerait rien l’été ; je veux dire que dans quelque temps nous aurons du lard pour notre provision, c’est un article de quatre cents francs défalqué. Pour le beurre, nous avons deux vaches, deux petites génisses et un petit taureau. M. de Caen, laissant ici son bétail, voyant qu’il se fût perdu, nous retirâmes trois vaches ; de la famille[2] qui est ici, trois autres ; eux et nous avons donné à M. Giffard chacun une vache ; il nous en reste ce que je viens de dire. Faute de logement, elles nous coûtent plus qu’elles ne valent ; car il faut détourner nos gens de choses plus nécessaires ; elles gâtent ce que nous avons semé, et on ne les peut garder dans les bois, les mouches les tourmentent. Elles sont venues trois ans trop tôt ; mais elles fussent mortes si nous ne les eussions recueillies ; nous les avons prises comme abandonnées. Avec le temps elles donneront du beurre pour la provision, et des bœufs pour labourer, et parfois

  1. La pointe aux Lièvres, à l’entrée de la rivière Saint-Charles.
  2. Guillaume Hubou et Guillaume Hébert.