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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

habitants. Je réponds que oui : c’est le sentiment de ceux qui s’y entendent. Le sieur Giffard, qui n’a défriché que depuis deux ans, et encore laissant plusieurs souches, espère recueillir cette année, si son blé correspond à ce qu’il montre maintenant, pour nourrir vingt personnes. Dès l’an passé, il recueillit huit poinçons de blé-d’Inde, et tout cela au moyen de sept hommes, qui ont encore été bien divertis à bâtir, à faire les foins et à d’autres manufactures. Vingt hommes défricheront en un an trente arpents de terre, au net, en sorte que la charrue y passe. S’ils étaient intéressés dans l’affaire, peut-être en feraient-ils davantage. Il y a des endroits bien plus aisés les uns que les autres. La tâche ordinaire de chaque homme par an est un arpent et demi, n’étant point diverti en d’autres choses. On donne à chacun pour son vivre deux pains d’environ six livres, par semaine (c’est à dire qu’il faut un poinçon de farine par an), deux livres de lard, deux onces de beurre, une petite mesure d’huile[1] et de vinaigre, un peu de morue sèche — c’est environ une livre — une écuellée de pois — c’est environ une chopine — tout cela par semaine. Pour leur boisson, on leur donne une chopine de cidre par jour, ou un pot de bière[2], et parfois un bon coup de vin[3], comme aux bonnes fêtes. L’hiver, on leur donne une prise d’eau-de-vie, si on en a. Tout ce qu’on peut retirer sur le pays, soit par la chasse ou par la pêche, n’est point compris là dedans. » Répondant à une question : « Y a-t-il espérance que les pommiers et autres arbres fruitiers puissent porter du fruit dans la Nouvelle-France ? » il dit : « Le sieur Hébert avait planté quelques pommiers qui ont porté de forts bons fruits[4], à ce qu’on m’assure ; le bétail a gâté ces arbres. Nous avons greffé quelques sauvageons cette année, les entes sont très bien reprises… On voit ici des poiriers, pommiers, pruniers, cerisiers et autres arbres portant des fruits sauvages ; s’ils résistent aux rigueurs de l’hiver, je ne vois pas pourquoi ils doivent mourir pour être entés de bons greffes. Il y a en quelques endroits force lambruches[5] chargées de raisins ; quelques-uns en ont fait du vin par curiosité ; j’en ai goûté : il m’a semblé fort bon. Plusieurs tiennent pour certain que la vigne réussirait ici, et, comme j’opposais la rigueur des froids, on me répondit que les ceps seront en assurance tout l’hiver sous la neige, et qu’au printemps on ne doit pas tant craindre que les vignes gèlent, comme on fait en France, pour ce qu’elles ne s’avancent pas si tôt. Tout cela semble probable… Le blé marsais, semé au renouveau, réussit bien mieux que le blé semé durant l’hiver ; ce n’est pas que je n’en aie vu de très beau semé en octobre, mais comme on ne sait pas bien encore reconnaître le temps et la nature du sol et du climat, il est plus assuré de le semer au printemps que durant l’hiver. L’orge commun et l’orge mondé réussissent en perfection. Le seigle y vient fort bien, au moins je puis assurer que j’ai vu croître ici de tous ces grains aussi beaux

  1. D’après certains passages des mémoires de l’ancien temps de la colonie, et en écoutant quelques-unes de nos chansons populaires, il est aisé de comprendre que l’huile entrait pour une assez large part dans notre alimentation. Depuis un siècle et bien au delà, la cuisine canadienne est toute au beurre.
  2. Les jésuites fabriquaient de la bière à Québec en 1646 (voir Journal des Jésuites, p. 46). Blondel était brasseur du fort des Trois-Rivières en 1635.
  3. Nos chansons populaires qui célèbrent le vin sont empruntées à cette partie de la France nommée le pays de la vigne.
  4. Les pommes du Canada — celles de Montréal surtout — sont à présent les plus en faveur sur le marché de Paris.
  5. Ou lambrusque, vigne sauvage qui croît sans culture au bord des chemins. Son fruit est fort petit, et quelquefois il ne mûrit point. (Dictionnaire de Trévoux.) L’île d’Orléans et maints endroits sur les bords du fleuve étaient chargés de vignes sauvages.