Page:Sulte - Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome III, 1882.djvu/121

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
105
histoire des canadiens-français

au pays, qu’autrefois on n’osait espérer. Le gibier y foisonne, et la chasse des orignaux n’est pas pour y manquer. Mais l’anguille y est une manne qui surpasse tout ce que l’on en peut croire. L’expérience et l’industrie nous y ont rendus si savants qu’en une seule nuit, un ou deux hommes en prendront des cinq ou six milliers, et cette pêche dure des mois entiers, dont on fait provision abondamment pour toute l’année, car l’anguille est ici d’une excellente garde, soit séchée au feu, soit salée, et elles sont beaucoup meilleures que toutes les anguilles de France. La pêche du saumon et de l’éturgeon y est très abondante en sa saison, et à vrai dire c’est ici le royaume des eaux et des poissons. Le pays est très sain ; on y voit fort peu de maladies. Les enfants y sont très beaux et très faciles à élever. C’est une bénédiction particulière. »

« Si la paix dure, disait, en 1654, la mère de l’Incarnation, ce pays sera très bon et très commode pour l’établissement des Français, qui se multiplient beaucoup et font assez bien leurs affaires par la culture des terres, qui deviennent bonnes, à présent que l’on abat ces grandes forêts qui les rendaient si froides. Après trois ou quatre années de labour, elles sont aussi bonnes et par endroits meilleures qu’en France. L’on y nourrit des bestiaux pour vivre et pour avoir des laitages. »

Le prix des marchandises était fixé par le magasin, ce qui veut dire les Cent-Associés avant 1645, et les Habitants après cette date. D’un côté comme de l’autre, le monopole existait. Point de commerce libre. L’arrivée de la flotte marquait un changement dans les valeurs mises en vente, voilà tout. Ce changement était subordonné aux volontés des directeurs de la compagnie, aux accidents de mer, aux mille choses que subit un établissement placé à grande distance de la mère-patrie. Nous voyons par certains contrats que le prix du lard était réglé sur l’arrivage des navires : on s’obligeait à donner un baril de cette viande après le déchargement des vaisseaux — non pas parce que le lard manquait dans le pays, mais parce que sa valeur devenait plus ou moins grande à raison de ce que la France nous envoyait ou ne nous envoyait pas de marchandises chaque année. Il est constant que ni le bœuf ni le lard ne nous ont fait défaut, dès les débuts de notre établissement. Les Iroquois le savaient bien, eux qui préféraient guetter et tuer des bestiaux que des Français. On a vu, dans de certains moments, plus de quatre-vingts têtes de bétail enlevées par ces maraudeurs.

En 1660, tout était encore dans le même état, d’après ce passage des lettres de la mère de l’Incarnation : « Sans le commerce, le pays ne vaut rien pour le temporel. Il peut se passer de la France pour le vivre ; mais il en dépend entièrement pour le vêtement[1], pour les outils, pour le vin, pour l’eau-de-vie et pour une infinité de petites commodités, et tout cela ne nous est apporté que par le moyen du trafic. »

L’argent monnoyé fut à peu près inconnu au Canada avant l’arrivée du régiment de Carignan (1665). Les blés, les viandes, les peaux de castors vendus au magasin étaient

  1. Ceci, encore, s’applique plus aux communautés religieuses, qu’aux habitants.