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histoire des canadiens-français

diverses que déjà elle peut avoir subies et qu’elle pourrait encore prendre et éprouver, il faudra nécessairement mêler à notre sujet des considérations et des faits de politique nationale qui s’y rattachent, et surtout laisser voir l’influence si naturelle des lois sur les mœurs, et de la politique sur les destinées d’une nation. Celui qui veut étudier la société canadienne depuis les premiers établissements de la Nouvelle-France jusqu’à nos jours, qui veut en approfondir l’histoire et surtout bien connaître l’esprit des temps et des époques qu’il faut traverser, s’apercevra bientôt avec combien peu de justice on a jusqu’aujourd’hui apprécié le passé, et combien on l’a injustement calomnié ; et pourtant le cœur de tout Canadien-français devrait se réchauffer au souvenir de ce qui existait autrefois, en songeant que cette brillante civilisation qui aujourd’hui se répand partout, et qui entraîne toutes les nations dans sa dévorante activité, efface chaque jour en passant quelque chose de nos mœurs primitives. »

Il est rare que l’on parle des origines de la race canadienne-française sans faire mention de la noblesse. Les écrivains étrangers surtout se plaisent à affirmer que tout, ici, était sous la dépendance des nobles — ce qui signifie de gens qui jouissaient tandis que nous travaillions. Cette erreur, dans laquelle il entre autant de malice que d’ignorance, est plus répandue aujourd’hui dans notre population qu’on ne le croirait généralement, et c’est pourquoi nous allons nous y arrêter un instant.

La France avait, au dix-septième siècle, un grand nombre de familles nobles, dont les privilèges étaient depuis longtemps une source d’abus. Ces familles étaient divisées en deux classes bien distinctes : les nobles qui exerçaient des charges importantes ou possédaient des domaines, et ceux qui, n’ayant plus ni fortune ni talent, vivaient des miettes de la table royale. Au Canada, nous n’avons vu personne de la première catégorie ; pourquoi ? — parce nous étions trop pauvres pour tenter ces sangsues. Quelques membres de la seconde classe se sont établis parmi nous, mais à titre d’habitants, et par conséquent ils appartiennent au peuple canadien-français, et non pas à la noblesse comme on veut l’entendre ordinairement. Leur position dans ce pays a pu être favorisée, plus ou moins, par leurs parents de France ; mais ils n’ont exercé ni charge à titre de nobles, ni tiré de revenus autrement que du travail de leurs mains. Il serait temps que l’on nous montrât sur quoi repose cette accusation d’avoir été gouvernés par la noblesse ! Ce que nous reprochons à la France, dans le présent ouvrage, est surtout de nous avoir livrés aux marchands, d’avoir gêné les libertés politiques des Habitants, d’avoir mal compris la valeur réelle de la colonie — mais non pas d’avoir permis aux honnêtes gens de venir travailler à nos côtés !

En suivant l’ordre des temps, les Juchereaux, les Le Gardeurs et les Le Neufs sont les premiers nobles que mentionnent nos annales. Qu’ont-ils fait ici ? Leur devoir comme cultivateurs. Ils avaient de l’instruction, et lorsqu’ils ont eu à remplir des fonctions publiques, ils se sont comportés dans l’intérêt des habitants. Après eux vint M. de Lotbinière, qui s’est identifié à tous nos sentiments, et dont la descendance, de même que celles de Juchereau, Le Gardeur, Le Neuf, Denys, Gautier de Varennes et autres, a servi le Canada durant deux siècles. Et encore, qu’on le remarque bien, nous mettons ces familles au rang de la noblesse