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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

s’en sert. Les premiers frappés par l’application inattendue de la loi furent — le croira-t-on ? — La Fontaine le fabuliste, et Racine le poète !

Le titre d’écuyer a été, récemment, le sujet d’un débat parmi nous. Les uns pensent qu’il n’est qu’une traduction du mot anglais esquire ; les autres veulent y voir une nouveauté ridicule. La vérité est qu’il est français ; que les Anglais l’ont emprunté à la France et que, depuis le temps de Champlain, nous en faisons usage, comme le démontrent, presque à chaque page, les registres de nos paroisses, les actes de nos notaires, les archives de la justice du Canada et du conseil supérieur de Québec. On l’appliquait aux gouverneurs, petits et grands, aux seigneurs, aux officiers civils et militaires ; mais ni aux médecins, ni aux notaires. Quant aux avocats, il n’en faut pas parler puisque nous n’en avons eu que sous le régime anglais. Dans une classe moins relevée, mais qui tenait le milieu entre la noblesse, la robe, l’épée et le peuple, nous comptons, depuis deux siècles et trois quarts, le « sieur » et le « monsieur », diminutifs de « monseigneur ». C’étaient là, et ce sont encore des formules de politesse, rien de plus. Le fils d’un mendiant pouvait devenir un sieur ou un monsieur, tout ainsi que le fils d’un habitant se parait du titre d’écuyer s’il parvenait à un grade dans l’armée ou la magistrature. Jusque vers 1800, le mot s’écrivait « escuyer » et même « escuiier » on prononçait « écuyer ». Nos ancêtres ne faisaient pas usage du signe de l’accent dans l’écriture, bien qu’il fissent sentir cet accent dans le langage parlé. Pour avertir le lecteur du son qu’il fallait donner en certains cas à de certaines lettres, ils plaçaient immédiatement après ces lettres un s, que nous avons surtout maintenu dans les noms de famille : Dufresne, Lemaistre, Lesveillé se disent Dufrêne, Lemaître, Léveillé. La France n’emploie plus le terme écuyer de cette façon, ce qui ne nous empêche aucunement de le conserver, comme font les Anglais qui l’ont plutôt imité que traduit par le mot « esquire ».

Les coutumes disparues, qui nous sont révélées par les vieux textes, surprennent toujours un peu les lecteurs d’aujourd’hui. Qui n’a vu dans les contrats du dix-septième siècle les termes de « honnête homme Jean Le Moyne[1] », ou « honorable homme Jean Cochon[2] » Le mot « honorable » n’était qu’une expression de politesse ou d’égard, et le sens du mot « honnête » doit se lire comme « respectable, recommandable, » de même que l’on disait des personnes qui avaient le vernis et l’usage de la société : ce sont d’honnêtes gens. Les notaires et les missionnaires, se faisant l’écho de leur entourage, gratifiaient de ces expressions flatteuses ceux qui étaient les premiers dans la paroisse ; « écuyer » se donnait moins à la légère ; « monsieur » figure rarement, mais le « sieur » fourmille, envahit tout, déborde les registres des églises et les actes des tabellions.

Par la pratique établie de qualifier Jean-Paul Godefroy, Mathieu d’Amours, Robert Giffard et quelques autres du titre d’honorable homme, quoiqu’ils n’appartinssent pas à la noblesse proprement dite, on voit qu’il existait, même avant 1665, une classe influente équivalant en ce pays à la noblesse de sang en France.

  1. Ancêtre de J. M. Le Moine, historien de Québec.
  2. Ancêtre de Joseph Cauchon, lieutenant-gouverneur de Manitoba.