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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

« À l’extinction de la compagnie des Indes la ferme du domaine d’occident fut adjugée[1] à Nicolas Oudiette, à raison de trois cent cinquante mille livres. Le fermier prélevait cent livres de sucre par tête, aux îles françaises de l’Amérique ; au Canada, il recevait le dixième des tabacs et eau-de-vie qui y entraient, le dixième des peaux d’orignaux qui en sortaient et le quart des castors que les habitants achetaient des Sauvages. Il jouissait aussi du droit de faire la traite à Tadoussac, à l’exclusion de tout autre ; il avait aussi le monopole du transport du castor en France, à condition qu’il recevrait dans ses magasins à Québec tout ce qui lui en serait présenté, et qu’il le payerait à raison de quatre francs et demi la livre.[2] »

Aux yeux des Français, le Canada était trop souvent regardé comme un pays de traite où l’on pouvait s’enrichir en achetant à vil prix des fourrures précieuses. Il en résultait que les besoins de la population agricole touchaient médiocrement les fonctionnaires et encore moins les marchands qui entretenaient ici des hommes pour les fins de leur négoce. C’était du reste, la manière de voir de tous les Européens : une colonie devait rapporter des revenus aux capitalistes de la mère-patrie et non pas demander des secours en vue de son développement. L’avenir ne préoccupait guère ceux qui exploitaient les ressources premières de ces contrées. Tirer du castor, selon le terme alors en usage, était la seule politique de ceux qui ne travaillaient point à la terre. Cette marchandise avait un débit extraordinaire en Europe et comme le Canada la fournissait en abondance, la convoitise des traiteurs était sans borne. Dans son Journal Historique (1720) Charlevoix dit : « Le castor n’était pas inconnu en France avant la découverte de l’Amérique. On trouve dans les anciens titres des chapeliers de Paris des réglements pour la fabrique des chapeaux Biévres : or biévre et castor c’est absolument le même animal ; mais soit que le biévre européen soit devenu extrêmement rare, ou que son poil n’eût pas la même beauté que celui du castor américain, on ne parle plus guère que de ce dernier. » Il y a encore en Europe des castors mais en petit nombre. Ils vivent solitaires, ne construisent rien et n’habitent que des terriers. En France on ne trouve plus que quelques individus isolés sur les bords du Gardon, en Dauphiné, sur ceux du Rhône et quelques petites rivières qui se jettent dans ce fleuve, et dans quelques tourbières de la vallée de la Somme.

Le plus sûr moyen de faire à bon marché la traite des fourrures était de vendre de l’eau-de-vie aux Sauvages. Il en résultait des désordres sans nombre. Mgr de Laval s’était élevé vivement contre cette déplorable pratique, mais les marchands le combattaient de tout leur pouvoir. M. de Courcelles se montrait disposé à permettre le commerce de la boisson parmi les habitants ; Talon avait obtenu du ministère la liberté de ce trafic ; Mgr de Laval s’y opposait autant que jamais. Frontenac soutint à son tour que, même chez les indigènes on devait l’exercer, en y mettant certaines restrictions ; les arguments qu’il apportait à l’appui de sa thèse ne sont pas soutenables en présence des maux que l’eau-de-vie occasionnait. L’évêque, au nom de la morale, eut dû être écouté à la cour.

  1. Le 24 mai 1675. L’acte est en faveur de Jean Oudiette. Nicolas figure en 1676. — (Harrisse : Bibliographie etc., pp. 117, 326-327.
  2. Ferland : Cours d’histoire, II, 102. Voir Édits et Ordonnances, I, 87.