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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

population canadienne-française actuelle, que l’on reconnaît pour être l’une des plus morales des deux continents. » Jusque-là (1663), dit à son tour Charlevoix, «  il n’y avait point eu proprement de cour de justice en Canada : les gouverneurs-généraux jugeaient les affaires d’une manière assez souveraine ; on ne s’avisait point d’appeler de leurs sentences ; mais ils ne rendaient ordinairement des arrêts qu’après avoir inutilement tenté les voies de l’arbitrage et l’on convient que leurs décisions étaient presque toujours dictées par le bon sens et selon les règles de la loi naturelle, qui est au-dessus de toutes les autres. Le baron d’Avaugour en particulier s’était fait une grande réputation par la manière dont il vidait tous les différends. D’ailleurs, les créoles du Canada, quoique de race normande pour la plupart, n’avaient nullement l’esprit processif, et aimaient mieux pour l’ordinaire céder quelque chose de leur bon droit, que de perdre leur temps à plaider. Il semblait même que tous les biens fussent communs dans cette colonie ; du moins on fut assez longtemps sans rien fermer sous la clef, et il était inouï qu’on en abusât. Il est bien étrange et humiliant pour l’honneur, que les précautions, qu’un prince sage prit pour éloigner les chicanes et faire régner la justice, aient presque été l’époque de la naissance de l’une et l’affaiblissement de l’autre. » Le père Le Clercq, témoin oculaire, écrit que Frontenac (1672-81) voyant poindre l’esprit de procédure parmi les Canadiens, s’appliqua, autant qu’il le put, à régler lui-même les différends qui surgissaient, si bien que les officiers de justice se plaignirent bientôt de n’avoir plus de besogne.

Nos ancêtres étaient cultivateurs, et leurs terres étaient très vastes — plus grandes que ne le demandaient les besoins du moment. Le commerce ne les occupait point puisqu’il leur était interdit. Quels procès eussent-ils donc pu amener devant les tribunaux ? Les seuls conflits possibles entre eux et les seigneurs ne pouvaient se produire à cette époque où le censitaire et le seigneur avaient un intérêt conjoint. Plus tard, à la troisième génération, certains démêlés eurent lieu, mais, presque toujours, la couronne favorisa les habitants, d’après le principe que la colonisation devait être protégée. Les squatteurs eux-mêmes eurent bonne grâce à se présenter en justice : il leur suffisait de prouver qu’ils accomplissaient les vues du souverain en défrichant le pays. Toute la législation seigneuriale « du temps des Français » appuyait l’habitant. D’où pouvaient donc venir ces procès, ces luttes dont il a été parlé quelques fois ? Des commerçants. Or, les commerçants formaient un monde à part ; s’ils ne s’accordaient pas entre eux qu’avions-nous à y voir ?

Une communauté qui subsiste de l’agriculture ne fatigue ni les tribunaux ni les procureurs. C’est tellement le cas que le notaire a toujours été parmi nous un homme de loi conciliateur. Ses actes écrits avaient force légale, mais il les rédigeait moins en vue du présent que de l’avenir. Dans son bureau les parties plaidaient, avant que de coucher sur le papier les conditions de l’arrangement. Un notaire au fait de sa profession, supprime dix avocats. Le notaire c’est l’accord. L’avocat retourne les arguments et en tire un casus belli. L’un fait la paix ; l’autre est pour la guerre. Celui-ci désire que l’on s’embrasse, celui-là vous met les armes à la main. Louis XIV n’a jamais voulu permettre aux avocats de s’introduire dans la Nouvelle-France.