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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

juges ? Les appels au civil étaient portés devant les gouverneurs de place, c’est-à-dire un tribunal étranger au pays. Toutes les matières criminelles ressortissaient des seuls gouverneurs. Ce n’était pas encore respecter les capitulations.

Pour administrer un peuple qui ne parlait que la langue française, on nomma des fonctionnaires ignorant, pour la plupart, le premier mot de cette langue. Était-ce respecter les capitulations ?

Et la qualité de sujets anglais si pompeusement inscrite, en plus d’un endroit, dans les capitulations, de la main de Murray et d’Amherst, que devenait-elle sous ce régime ? Une simple moquerie puisque l’exercice des libertés essentielles nous était refusé.

Le « règne militaire, » comme on désigna les quatre années qui suivirent la conquête, constituait une violation formelle des deux capitulations. Il donna aux Canadiens une triste idée de ce qui les attendait si chacun d’eux ne veillait avec soin aux intérêts de tous. C’est alors que l’habitant se lia, en quelque sorte, avec le clergé et confia à celui-ci le sort de son avenir. Il n’a eu qu’à se féliciter de cette démarche, car à peine quelques années s’étaient-elles écoulées que déjà les prêtres canadiens formaient la moitié de tous les ecclésiastiques du pays, et pas un d’entre eux n’était capable de manquer à l’honneur.

De l’aristocratie du passé ou classe supérieure, il ne restait que quelques seigneurs ruinés, du reste assez mal vus des Anglais qui redoutaient leur influence. Le clergé seul avait assez de corps et d’instruction pour prendre, à ses risques et périls, la partie dirigeante. Privés de son aide patriotique nous serions devenus aussi malheureux que les peuples de la Pologne ou de l’Irlande.

Aussitôt après le traité de Paris (1763) les Anglais qui cherchaient, pour leur compte personnel, à exploiter la nouvelle colonie, commencèrent à nous arriver. La plupart apportaient des ballots de marchandises, d’autres des bibles, d’autres les lois anglaises. Ces derniers étaient des avocats, des juges, nommés, expédiés et installés ici par la couronne. Il en vint des Trois-Royaumes, mais encore plus de la Nouvelle-Angleterre. À vrai dire il en vint de partout.

Outre Murray et ses officiers, qui, sans doute, partageaient sa manière de voir sur bien des choses, il y eut bientôt dans le pays un cercle de personnes animées de tout autre sentiment. C’étaient des trafiquants, des spéculateurs, des hommes de rapine. Ceux-là ne s’occupaient guère de nos droits, de nos désastres, du respect qu’inspirait aux hommes de cœur notre tranquille et noble conduite après le départ du drapeau blanc. Le désir de nous faire disparaître du sol où dormaient quatre ou cinq générations de nos aïeux, était leur principal souci. Ils ne s’en cachaient nullement. Aussi trouvèrent-ils Murray trop francophile — ils le firent rappeler. Trente marchands anglais, dont quinze au plus domiciliés dans le pays, s’étaient mis en tête d’en finir avec nous. Ils pétitionnaient, s’agitaient, écrivaient et parlaient à eux trente, plus que tout un peuple. De nos jours, pareille chose s’est vue à Manitoba. Ceux qu’ils voulaient déposséder, faire proscrire, et déclarer hors la loi étaient dix mille chefs de famille qui avaient tout sacrifié pour la cause de leur souverain, et qui, écrasés