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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

le groupe le plus noble dont puissent s’enorgueillir les États-Unis ? Ils sont aussi clair-semés que la noblesse des croisades. Pourquoi ? Parce que leurs pères sont venus ici au hasard, sans ordre, sans plan, sans rien de ces grandes vues qui marquent le type canadien. Ils ont flotté au gré des événements, et, bien que plus nombreux que nos pères, leurs contemporains, ils n’ont jamais été capables de rivaliser dignement avec eux. Tandis que nous nous établissions, nos voisins tâtonnaient. Tandis que nous nous pourvoyions du nécessaire, puis du luxe, ils attendaient les vaisseaux d’Angleterre. Il a fallu des séries d’années pour mettre quelques éléments de vigueur parmi ce peuple flottant, et cela n’a eu lieu qu’à force d’immigration et parce que les Anglais ont pris la chose à cœur. Jusque là, rappelons-nous quelle était la faiblesse, la gaucherie et même la timidité des Yankees, comparée à notre élan. L’habitant canadien cultive aujourd’hui la terre défrichée par son septième ou huitième grand-père ; il n’a pas été supplanté, comme le Yankee, par des individus plus vigoureux, plus courageux, plus intelligents. Il est de la famille de ceux qui ont fondé cent postes dans des contrées où la conquête a tout balayé, croit-on : Haut-Canada, Nord-Ouest, Louisiane, et où, cependant, on voit reparaître, de nos jours, de fortes branches canadiennes. Sans l’espèce de marée humaine que l’Europe a refoulée sur les États-Unis, depuis moins d’un siècle, il n’existerait pas d’Américains. Et, précisément nous, les Canadiens, nous n’avons rien reçu de France depuis cent trente ans. Où est la gloire des fondateurs yankees, qui n’ont rien fondé ?

Dans la guerre ? Prendrons-nous la peine de répondre à cette question ? On saura toujours que nos chefs, avec quelques centaines d’hommes, ont établi et soutenu l’influence française dans un rayon immense, et qu’ils pesaient sur les colons yankees de manière à paralyser leurs forces. À toutes les époques, ceux-ci ont été plus nombreux que nous et toujours battus. Sans l’intervention si ferme et si patriotique de l’Angleterre durant la guerre de sept ans, la conquête du Canada n’avait pas lieu. Les Yankees ont tenté dix fois de franchir nos frontières et ils n’ont pu y réussir. En revanche, pendant les trois quarts de siècle qu’ont duré nos guerres, nous avons semé la terreur et la ruine dans leur pays.

L’Acadie et le Canada, que les auteurs américains ont si fort travaillé à faire passer pour des rêves ou des institutions qui se sont éteintes en 1713 et en 1760, sans laisser de trace, dominent malgré eux l’histoire de l’Amérique du Nord, le Mexique excepté.

Sommes-nous d’accord avec l’histoire, oui ou non ? Quel était donc ce noyau insignifiant d’aventuriers, comme on veut le désigner, qui n’a rien laissé sur ce continent sans y imprimer sa marque ? Comment, à côté des pages qui racontent ses faits et gestes, ose-t-on écrire un commentaire rancuneux ? Pourquoi ne pas aller droit au but et dire que la vérité ne plaît pas à une certaine école ?

L’Europe actuelle, digne fille, sous ce rapport, de l’Europe d’il y a deux siècles, n’étudie pas l’Amérique. Elle accepte des opinions habilement couchées dans certains livres et que les écrivains de la grande république ne se gênent pas de ressasser sans relâche. Il en est résulté un quiproquo complet, dans lequel les étrangers tombent facilement, sans réflection, sans calcul, sans se douter de rien. L’ensemble du siècle et demi qui va de 1604 à 1760 est, on peut dire, totalement lettre morte pour ces derniers.