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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

sot individu du Canada, s’il peut me montrer une phrase, une seule phrase dans ce journal qui put motiver les rigueurs de l’oligarchie sous l’administration Craig… Au physique, le chevalier Craig était d’une petite taille mais corpulent, quoique malade dès son arrivée en Canada. Il y avait beaucoup d’expression dans ses traits qui devaient avoir été beaux pendant sa jeunesse. Son regard était perçant comme celui du faucon et semblait chercher jusqu’au fond de l’âme les pensées les plus secrètes de ceux auxquels il parlait d’une voix aigre. On l’appelait en Angleterre, Little King Craig (le petit roi Craig) parce qu’il aimait la pompe et le faste. Il passait pour un homme vain. Fier, orgueilleux, oui ; mais il avait trop d’esprit pour être vain : c’est toujours l’apanage d’un sot que la vanité. Je vais porter un jugement bien extraordinaire sur un homme dont la mémoire est encore odieuse aux Canadiens-Français après un laps de cinquante-quatre ans. Quoique bien jeune alors, ma position dans la société me mettait en rapport avec ses amis et ses ennemis : j’entendais constamment le pour et le contre, et j’en conclus que loin d’être un méchant homme, un tyran, sir James avait un excellent cœur, et je vais en donner des preuves. Je tiens d’une autorité non suspecte, de mon oncle Charles de Lanaudière, membre du conseil législatif, haut tory s’il en fut, et qui approuvait même presque tous les actes arbitraires de l’oligarchie, je tiens dis-je de cette source non suspecte que sir James Craig voyait fréquemment, (il l’avait connu en Angleterre et même au Canada, pendant la guerre de 1775,[1] lui avait dit peu de temps avant son départ pour l’Europe : « qu’il avait été indignement trompé et que s’il lui était donné de recommencer l’administration de cette colonie, il agirait différemment. » Cet aveu n’est pas celui d’un homme méchant. Comment se fait-il alors qu’un homme si pénétrant[2] se soit laissé abuser ! c’est ce qu’il m’est difficile de résoudre. Ses amis prétendaient, pour l’excuser, qu’élevé dans les camps, il avait péché par ignorance de la constitution anglaise. Halte là ! Sir James Craig était un littérateur distingué, une des meilleures plumes disait-on de l’armée britannique ; et il avait tout jeune homme occupé la situation de juge avocat dans l’armée, ce qui exige une étude plus que superficielle des lois anglaises. Il a souvent, à ma connaissance, présidé[3] la cour d’appel à Québec, et ses remarques étaient celles d’un homme qui possède des connaissances légales que l’on rencontre rarement en dehors de la profession du barreau. Quelqu’un lui fit observer un jour que M. Borgia, qui avait plaidé devant lui, le matin, n’était pas naturellement éloquent : c’est vrai, dit-il, mais je crois qu’il y a peu d’avocats dans cette colonie qui aient une connaissance aussi profonde du droit romain. Et sir James ne se trompait pas. Il était de bonne foi lorsqu’il sanctionna les mesures tyranniques de son conseil ; sa conduite comme commandant de la garnison le prouve. Il croyait à une rébellion imminente des Canadiens-Français lorsque les Bédard, les Blanchette, et autres furent écroués. »

  1. Durant cette guerre, Craig avait fait amitié avec la famille Hart ; de là en partie cette persistance qu’il mit à protéger Ézéchiel Hart lorsque, en 1808, la question des juifs députés vint devant la chambre.
  2. Pénétrant, c’est possible, mais après coup.
  3. Nous serions fort surpris de voir à présent un gouverneur général présidant une cour de justice.