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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

perte et même aux deux tiers ; on ne veut que de l’argent[1], et cet automne il nous faut habiller. Le quart de farine nous est rendu quatre-vingt-dix livres ; une paire de bas, un chapeau quarante livres ; l’aune de toile de Rouen sept livres, et ainsi du reste. Quand nous voulons dire que cela est trop cher, on nous répond qu’on ne nous force point, que c’est le prix courant des Espagnols, que si nous nous en pouvons passer, de n’en point prendre. Mais où en prendre ailleurs ? Il n’y a que ce magasin. Il est venu un commissaire-ordonnateur qui a des ordres précis du ministre de nous faire payer tous les vivres et autres effets que nous avons été d’obligation de prendre dans les magasins du roi, quand les secours de France ont manqué, au plus haut prix que ces effets ont pu valoir jamais dans ce pays, de manière que tels de nous qui comptions ne devoir au roi que deux ou trois mille livres, il nous faut trouver huit à dix mille livres. Il lui est défendu aussi de rien faire délivrer à l’avenir aux officiers, du magasin du roi, pas seulement une livre de poudre ; il nous faut, malgré nous, prendre de la compagnie Crozat. Nos soldats sont aussi pauvres que nous ; ils n’ont point été payés depuis sept ans, et par ce vaisseau (celui qui portait Lamothe-Cadillac) il ne leur est rien venu qu’un habit et deux chemises, point de bas, rien. Pour tout vivre on ne leur donne qu’une livre de mauvaise farine ; point de viande ni légumes. Ils crient la faim ; il en déserte souvent et les prisons sont pleines de ceux qu’on rattrappe. Je ne vous dirai rien de M. de la Mothe, si ce n’est que nous avons tous bien du désagrément à servir sous lui. Il se trouve tout étourdi de se voir gouverneur de la charmante province de Louisiane. Si il n’était point à la tête de cette compagnie, il soutiendrait peut-être un peu l’officier. À son arrivée, tous les voyageurs étaient ici avec grosse provision de pelleteries, qui les a obligés de les donner à vil prix, leur vendant en retour les marchandises exorbitamment cher, de manière qu’ils sont tous décampés aux Illinois, avec protestation de ne jamais redescendre par ici aucun, et d’aller vendre à l’avenir à Montréal. Il n’y a encore que cinq mois que ce vaisseau qui nous a amené M. de la Mothe est arrivé, et voilà tous ses vivres finis. Il ne reste que deux barils de farine au roi. M. de la Mothe a donné liberté aux soldats d’aller où bon leur semblerait vivre chez nos sauvages. On ne monte plus de garde du tout. Je ne m’étendrai pas davantage sur la triste situation où est la colonie ; elle n’a jamais été si misérable. Il est dû beaucoup par le roi des avances que les habitants ont faites dans les temps de disette passés, et on n’a rien payé encore. M. de la Mothe a une grande fille[2] qui a beaucoup de mérite ; je penserais à la demander en mariage si j’avais reçu votre agrément et celui de ma très chère sœur, quoique j’aurai bien de la peine à me résoudre à être gendre de M. de la Mothe, à cause de tous ses brouilliaminis où je le vois avec tout le monde. C’est l’homme du monde le plus artificieux, qui ne dit jamais que le contraire de ce qu’il pense. Je me suis déjà donné le plaisir de vous écrire, il y a un an, au sujet de ce futur mariage, pour savoir votre pensée ; je n’avais en ce temps pas vu cette demoiselle ; je

  1. Jusqu’à 1713, les dépenses pour l’entretien de la colonie n’avaient pas excédé cinquante trois mille livres annuellement qui se payaient en ordonnances sur le trésorier de la marine, mais, la plupart du temps ce fonctionnaire manquait de fonds.
  2. Elle était âgée de moins de dix ans. (Voir Dictionnaire de l’abbé Tanguay, I. 169.) Bienville ne se maria point.