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À SUSE.

Malgré ces témoignages de déférence, les voyageurs apportent de la ville des ferments malsains. La pluie diluvienne dont nous avons supporté deux jours et deux nuits les atteintes pénibles est l’œuvre diabolique des chrétiens. Si plusieurs maisons de la ville se sont effondrées, si les fleuves grossis ont ébranlé une arche du pont de Chouster, si les blés pourrissent sous l’eau, n’est-ce point un avertissement céleste ?

On se souvient de la peste épouvantable qui sévit sur Dizfoul lorsque, il y a trente ans, des Faranguis osèrent, pour la première fois, fouler de leurs pieds sacrilèges les terres de Daniel. Aujourd’hui encore les cendres du prophète tressaillent, Allah s’irrite, le ciel gronde et pleure toutes ses larmes ; les maux actuels sont les sinistres avant-coureurs de fléaux pires encore.

Le lendemain de ces joyeux entretiens les figures sont longues, les chantiers lugubres ; nous n’avons pas fait dix pas hors des tranchées que surveillants et ouvriers, très désireux de conserver un salaire inespéré, mais plus jaloux encore de mettre d’accord leur paresse et leur désir de ne pas se brouiller avec le ciel, s’assoient avec un ensemble touchant. Un enfant, grimpé sur un point culminant, surveille les alentours : « Amed ! » (il vient !), s’écrie-t-il dès qu’apparaît un casque blanc. Chacun reprend alors la pelle ou la pioche. Les ouvriers ne nous trompent point : leur peau sèche témoigne de leur inactivité. Les pauvres diables sont si faibles, si mal nourris, boivent l’eau malsaine du Chaour en telle abondance, qu’ils fondent après avoir jeté dix pelletées de terre. Ils pourraient parler de la sueur du peuple en connaissance de cause, mais ils n’ont point encore rêvé de ces formules sacro-saintes des grandes civilisations européennes.

Élevons-nous jusqu’au chantier de la citadelle.

Forts, vigoureux, solidement charpentés, pourvus de barbes de fleuve qu’ils ne coupent jamais, les Loris sont à la fois agriculteurs et pasteurs. Mais, retenus dans un périmètre restreint par la nécessité de cultiver du blé, ils ne s’éloignent jamais beaucoup de leurs terres ensemencées ou des pâturages qui leur sont attribués par Cheikh Ali. Tous font partie de la tribu de Kérim Khan, campée sur les bords de la Kerkha. À considérer leur crâne dolichocéphale, leurs cheveux plats et noirs, leur nez fin, leurs yeux largement fendus, souvent bleus, on se souvient de la race persane du Fars et des conquérants aryens du pays.

Placés sous la direction d’un chef désigné par Kérim Khan, ils n’ont eu garde de se mêler aux Dizfoulis, enfermés dans le tombeau de Daniel. Dès leur arrivée, quelques-uns d’entre eux coupèrent les ginériums et les roseaux fort épais du Chaour ; les autres apportèrent, de la jungle baignée par la Kerkha, des buissons arborescents et, à l’aide de joncs, ils bâtirent une cabane dont la toiture est beaucoup plus étanche que nos tentes. Les capars se sont multipliés et forment, avec une cuisine, une