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À SUSE.

Sur le soir arrivent Attar et la seconde partie du convoi. Les retardataires sont exténués. Néanmoins nous partirons demain. Le campement est placé dans une cuvette ; si la pluie persiste, les eaux envahiront ce bassin, concédé à la fièvre paludéenne par l’incurie des hommes, et couvriront d’une nappe liquide, infranchissable pour des bêtes chargées, les glaises déposées sur le hor depuis des siècles. Vaille que vaille, voyageurs et nomades doivent gagner au plus tôt les plateaux supérieurs.

6 décembre. — Elle est passée la pluie d’orage. Ce matin l’air est doux et parfumé ; le ciel apparaît par instants à travers les buées amincies ; les roseaux s’agitent au souffle d’un léger zéphir et mêlent leurs indiscrètes chansons à celles de la brise qui passe. Depuis l’aurore, les tcharvadars parlent du départ : il est neuf heures, et les mulets ne sont pas encore chargés. Enfin nous nous ébranlons, abandonnant, comme avant-hier, la moitié des bagages. J’ai démêlé la machiavélique combinaison d’Attar. Elle est fort ingénieuse, mais nous sommes les premières victimes de l’industrie que déploie notre chef muletier pour frustrer M’sban du péage perçu sur chaque bête de somme.

Voici le procédé. La caravane se divise en deux groupes. Le premier, placé sous notre protection et comprenant les mulets et les voyageurs, gagne de l’avant, tandis qu’Attar, aidé de quelques compagnons courageux, garde les charges laissées en arrière. Le convoi marche quatre heures durant, puis s’arrête. Les animaux mangent, rétrogradent à la nuit jusqu’au campement précédent, reçoivent les derniers colis, reviennent, se reposent et repartent avec nous. Ils continueront ce manège jusqu’à Suse, si d’ici là il reste encore une ombre de tcharvadar pour fouetter une ombre de mulet. À pareil train atteindrons-nous jamais les bords de la Kerkha ?

10 décembre. — Au delà du hor, la caravane traversa une plaine ondulée. Puis elle atteignait un gros campement beni-laam, placé sous l’autorité du cheikh Menchet.

« Nous ne planterons pas la tente ce soir, me dit Baker, fils d’Attar : ce serait de la dernière imprudence. Entrez résolument chez le cheikh, saluez-le, asseyez-vous à ses côtés et entourez-vous des petits colis, tandis que nous empilerons les gros bagages devant l’ouverture de la tente, de façon que vous ne les perdiez pas de vue. Menchet est un brigand, un voleur, un assassin, chez lequel on ne saurait passer sans laisser poil ou plume, mais si vous l’obligez à vous recevoir, il n’osera enfreindre les lois de l’hospitalité. »

Les yeux perçants de Menchet, son nez crochu, sa figure d’oiseau de proie ne démentaient pas les paroles de Baker ; pourtant nous fûmes bien accueillis tout d’abord. Les charbons du foyer sont ranimés ; les grains de moka sautent