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Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/680

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vie de cn. julius agricola.

ouvrages ; et la main des triumvirs[1] brûla, sur la place des Comices, dans le Forum, les monuments de ces beaux génies. Sans doute la tyrannie croyait que ces flammes étoufferaient tout ensemble et la voix du peuple romain, et la liberté du Sénat, et la conscience du genre humain. Déjà elle avait banni les maîtres de la sagesse, et chassé en exil tous les nobles talents, afin que rien d’honnête ne s’offrit plus à ses regards. Certes nous avons donné un grand exemple de patience ; et, si nos ancêtres connurent quelquefois l’extrême liberté, nous avons, nous, connu l’extrême servitude, alors que les plus simples entretiens nous étaient interdits par un odieux espionnage. Nous aurions perdu la mémoire même avec la parole, s’il nous était aussi possible d’oublier que de nous taire.

III. A peine commençons-nous à renaitre ; et quoique, dès l’aurore de cet heureux siècle, Nerva César ait uni deux choses jadis incompatibles, le pouvoir suprême et la liberté ; quoique Nerva Trajan rende chaque jour l’autorité plus douce, et que la sécurité publique ne repose plus seulement sur une espérance et un vœu, mais qu’au vœu même se joigne la ferme confiance qu’il ne sera pas vain ; cependant, par la faiblesse de notre nature, les remèdes agissent moins vite que les maux, et, comme les corps sont lents à croître et prompts à se détruire, de même il est plus facile d’étouffer les talents et l’émulation que de les ranimer. On trouve dans l’inaction même certaines délices, et l’oisiveté, odieuse d’abord, finit par avoir des charmes. Que sera-ce si, durant quinze années, période si considérable de la vie humaine, une foule de citoyens ont péri par les accidents de la fortune, et les plus courageux par la cruauté du prince ? Nous sommes peu qui survivions, nonseulement aux autres, mais, on peut le dire, à nous-mêmes, en retranchant du milieu de notre vie ces longues années pendant lesquelles nous sommes parvenus en silence, les jeunes gens à la vieillesse, les vieillards presque au terme où l’existence finit. Toutefois, bien que d’une voix dénuée d’art et d’expérience, je ne craindrai pas d’entreprendre des récits où seront consignés le souvenir de la servitude passée[2] et le té-


    sien, victime, si l’on en croit Dion, de son indépendance factieuse, plutôt que de la haine du prince.

  1. Il s’agit ici des triumviri capitales, préposés à l’exécution des jugements criminels.
  2. Les Histoires.