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LE PEUPLE


paysan français, par sa sobriété, sa ténacité, sa dureté pour lui-même, sa dissimulation, sa passion héréditaire pour la propriété et pour la terre. Il avait vécu de privations, épargné sou sur sou. Chaque année, quelques pièces blanches allaient rejoindre son petit tas d’écus enterré au coin le plus secret de sa cave ; certainement, le paysan de Rousseau, qui cachait son vin et son pain dans un silo, avait une cachette plus mystérieuse encore : un peu d’argent dans un bas de laine ou dans un pot échappe mieux que le reste à l’inquisition des commis. En guenilles, pieds nus, ne mangeant que du pain noir, mais couvant dans son cœur le petit trésor sur lequel il fondait tant d’espérances, il guettait l’occasion, et l’occasion ne manquait pas. « Malgré tous ses privilèges, écrit un gentilhomme en 1755[1], la noblesse se ruine et s’anéantit tous les jours, le Tiers-état s’empare des fortunes. » Nombre de domaines passent ainsi, par vente forcée ou volontaire, entre les mains des financiers, des gens de plume, des négociants, des gros bourgeois. Mais il est sûr qu’avant de subir la dépossession totale, le seigneur obéré s’est résigné aux aliénations partielles. Le paysan, qui a graissé la patte du régisseur, se trouve là avec son magot. « Mauvaise terre, Monseigneur, et qui vous coûte plus qu’elle ne vous rapporte. » Il s’agit d’un lopin isolé, d’un bout de champ ou de pré, parfois d’une ferme dont le fermier ne paye plus, plus souvent d’une métairie dont les métayers besogneux et

  1. Tocqueville, 117.