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LES MŒURS ET LES CARACTÈRES


pas d’effort à faire pour causer, point de timidité naturelle à contraindre, point de préoccupation habituelle à surmonter. Il cause donc, à l’aise et dispos, et il éprouve du plaisir à causer. Car ce qu’il lui faut, c’est un bonheur d’espèce particulière, fin, léger, rapide, incessamment renouvelé et varié, où son intelligence, son amour-propre, toutes ses vives et sympathiques facultés trouvent leur pâture ; et cette qualité de bonheur, il n’y a que le monde et la conversation pour la fournir. Sensible comme il est, les égards, les ménagements, les empressements, la délicate flatterie sont l’air natal hors duquel il respire avec peine. Il souffrirait d’être impoli presque autant que de rencontrer l’impolitesse. Pour ses instincts de bienveillance et de vanité, il y a de charmantes douceurs dans l’habitude d’être aimable, d’autant plus qu’elle est contagieuse. Quand nous plaisons, on veut nous plaire, et ce que nous donnons en prévenances, on nous le rend en attentions. En pareille compagnie, on peut causer ; car causer, c’est amuser autrui en s’amusant soi-même, et il n’y a pas de plus vif plaisir pour un Français[1]. Agile et sinueuse, la conversation est pour lui comme le vol pour un oiseau : d’idées en idées, il voyage, alerte, excité par l’élan des autres, avec des bonds, des circuits, des retours imprévus, au plus bas, au plus haut, à rase terre ou sur les cimes, sans s’enfoncer dans les trous, ni s’empêtrer

  1. Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique. — Selon lui, le trait caractéristique du colon français comparé à ceux des autres nations, c’est le besoin de voisiner et de causer.