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LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ.


leur ordonne d’aller tuer ou se faire tuer et qu’ils y aillent ; qu’ils continuent ainsi pendant dix ans, vingt ans, à travers toutes les épreuves, défaites, misères, invasions, comme les Français sous Louis XIV, les Anglais sous M. Pitt, les Prussiens sous Frédéric II, sans séditions ni troubles intérieurs : voilà certes une merveille, et, pour qu’un peuple demeure indépendant, il faut que tous les jours il soit prêt à la faire. Ni cette fidélité, ni cette concorde ne sont les fruits de la raison raisonnante ; elle est trop vacillante et trop faible pour produire un effet si universel et si énergique. Livré à lui-même et ramené subitement à l’état de nature, le troupeau humain ne saura que s’agiter, s’entre-choquer, jusqu’à ce qu’enfin la force pure prenne le dessus comme aux temps barbares, et que, parmi la poussière et les cris, surgisse un conducteur militaire, lequel d’ordinaire est un boucher. En fait d’histoire, il vaut mieux continuer que recommencer. — C’est pourquoi, surtout quand la majorité est inculte, il est utile que les chefs soient désignés d’avance par l’habitude héréditaire qu’on a de les suivre, et par l’éducation spéciale qui les a préparés. En ce cas le public n’a pas besoin de les chercher pour les trouver. Ils sont là, dans chaque canton, visibles, acceptés d’avance ; on les reconnaît à leur nom, à leur titre, à leur fortune, à leur genre de vie, et la déférence est toute prête pour leur autorité. Cette autorité, le plus souvent ils la méritent ; nés et élevés pour l’exercer, ils trouvent dans la tradition, dans l’exemple et dans l’orgueil de famille des