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L’ANCIEN RÉGIME


de parti pris, il écourte les développements, il omet les transitions ; à nous de les suppléer, d’entendre ses sous-entendus. L’ordre est rigoureux chez lui, mais il est caché, et ses phrases discontinues défilent, chacune à part, comme autant de cassettes ou d’écrins, tantôt simples et nues d’aspect, tantôt magnifiquement décorées et ciselées, mais toujours pleines. Ouvrez les ; chacune d’elles est un trésor ; il y a mis, dans un étroit espace, un long amas de réflexions, d’émotions, de découvertes, et notre jouissance est d’autant plus vive que tout cela, saisi en une minute, tient aisément dans le creux de notre main. « Ce qui fait ordinairement une grande pensée, dit-il lui-même, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une longue lecture. » En effet, telle est sa manière ; il pense par résumés : dans un chapitre de trois lignes, il concentre toute l’essence du despotisme. Souvent même le résumé a un air d’énigme, et l’agrément est double, puisque, avec le plaisir de comprendre, nous avons la satisfaction de deviner. En tout sujet, il garde cette suprême discrétion, cet art d’indiquer sans appuyer, ces réticences, ce sourire qui ne va pas jusqu’au rire. « Dans ma Défense de l’Esprit des lois, disait-il, ce qui me plaît, ce n’est pas de voir les vénérables théologiens mis à terre, c’est de les y voir couler tout doucement. » Il excelle dans l’ironie tranquille, dans le dédain poli[1], dans le

  1. Esprit des lois. ch. XV. Livre 5 (raisons en faveur de l’escla-