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LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


pour lui des porte-voix ou des pantins comiques, mais des êtres indépendants et détachés, à qui leur action appartient, dont l’accent est personnel, ayant en propre leur tempérament, leurs passions, leurs idées, leur philosophie, leur style et leur âme parfois, comme le Neveu de Rameau, une âme si originale, si complexe, si complète, si vivante et si difforme, qu’elle devient dans l’histoire naturelle de l’homme un monstre incomparable et un document immortel. Il a dit tout sur la nature[1], sur l’art, la morale et la vie[2], en deux opuscules dont vingt lectures successives n’usent pas l’attrait et n’épuisent pas le sens : trouvez ailleurs, si vous pouvez, un pareil tour de force et un plus grand chef-d’œuvre ; « rien de plus fou et de plus profond[3] ». — Voilà l’avantage de ces génies qui n’ont pas l’empire d’eux-mêmes : le discernement leur manque, mais ils ont l’inspiration ; parmi vingt œuvres fangeuses, informes ou malsaines, ils en font une qui est une création, bien mieux une créature, un être animé, viable par lui-même, auprès duquel les autres, fabriqués par les simples gens d’esprit, ne sont que des mannequins bien habillés. — C’est pour cela que Diderot est un si grand conteur, un maître du dialogue, en ceci l’égal de Voltaire, et, par un talent tout opposé, croyant tout ce qu’il dit au moment où il le dit, s’oubliant lui-même, emporté par son propre récit, écoutant des voix inté-

  1. Le Rêve de d’Alembert.
  2. Le Neveu de Rameau.
  3. Paroles de Diderot lui-même, à propos du Rêve de d’Alembert.