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L’ANCIEN RÉGIME


sur tous les tons et sous toutes les formes. Quoi de plus séduisant pour le Tiers ? — Non seulement cette théorie a la vogue, et c’est elle qu’il rencontre au moment décisif où ses regards, pour la première fois, se lèvent vers les idées générales ; mais de plus, contre l’inégalité sociale et contre l’arbitraire politique, elle lui fournit des armes, et des armes plus tranchantes qu’il n’en a besoin. Pour des gens qui veulent contrôler le pouvoir et abolir les privilèges, quel maître plus sympathique que l’écrivain de génie, le logicien puissant, l’orateur passionné qui établit le droit naturel, qui nie le droit historique, qui proclame l’égalité des hommes, qui revendique la souveraineté du peuple, qui dénonce à chaque page l’usurpation, les vices, l’inutilité, la malfaisance des grands et des rois ! — Et j’omets les traits par lesquels il agrée aux fils d’une bourgeoisie laborieuse et sévère, aux hommes nouveaux qui travaillent et s’élèvent, son sérieux continu, son ton âpre et amer, son éloge des mœurs simples, des vertus domestiques, du mérite personnel, de l’énergie virile ; c’est un plébéien qui parle à des plébéiens. — Rien d’étonnant s’ils le prennent pour guide, et s’ils acceptent ses doctrines avec cette ferveur de croyance qui est l’enthousiasme et qui toujours accompagne la première idée comme le premier amour.

Un juge compétent, témoin oculaire, Mallet du Pan[1], écrit en 1799 : « Dans les classes mitoyennes et inférieures, Rousseau a eu cent fois plus de lecteurs que Voltaire. C’est lui seul qui a inoculé chez les Français la

  1. Mercure britannique, t. II. 360.