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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


seuls en ternir l’évidence ; mais jamais cette évidence ne manquera à une tête saine et à un cœur droit. Expliquez à un ouvrier, à un paysan les droits de l’homme, et tout de suite il deviendra un bon politique ; faites réciter aux enfants le catéchisme du citoyen et, au sortir de l’école, ils sauront leurs devoirs et leurs droits aussi bien que les quatre règles. — Au-dessus l’espérance ouvre ses ailes toutes grandes ; tous les obstacles semblent levés. Il est admis que, d’elle-même et par sa propre force, la théorie engendre la pratique, et qu’il suffit aux hommes de décréter ou d’accepter le pacte social pour acquérir du même coup la capacité de le comprendre et la volonté de l’accomplir.

Confiance merveilleuse, inexplicable au premier abord, et qui suppose à l’endroit de l’homme une idée que nous n’avons plus. En effet, on le croyait raisonnable et même bon par essence. — Raisonnable, c’est-à-dire capable de donner son assentiment à un principe clair, de suivre la filière des raisonnements ultérieurs, d’entendre et d’accepter la conclusion finale, pour en tirer soi-même à l’occasion les conséquences variées qu’elle renferme : tel est l’homme ordinaire aux yeux des écrivains du temps : c’est qu’ils le jugent d’après eux-mêmes. Pour eux, l’esprit humain, c’est leur esprit, l’esprit classique. Depuis cent cinquante ans, il règne dans la littérature, dans la philosophie, dans la science, dans l’éducation, dans la conversation, en vertu de la tradition, de l’habitude et du bon goût. On n’en tolère pas d’autre, on n’en imagine pas d’autre, et si dans ce cercle fermé, un étranger par-