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L’ANCIEN RÉGIME


sont les esprits supérieurs, que dirons-nous de la foule, du peuple, des cerveaux bruts et demi-bruts ? Autant la raison est boiteuse dans l’homme, autant elle est rare dans l’humanité. Les idées générales et le raisonnement suivi ne se rencontrent que chez une petite élite. Pour acquérir l’intelligence des mots abstraits et l’habitude des déductions suivies, il faut au préalable une préparation spéciale, un exercice prolongé, une pratique ancienne, outre cela, s’il s’agit de politique, le sang-froid qui, laissant à la réflexion toutes ses prises, permet à l’homme de se détacher un instant de lui-même pour considérer ses intérêts en spectateur désintéressé. Si l’une de ces conditions manque, la raison, surtout la raison politique, est absente. — Chez le paysan, chez le villageois, chez l’homme appliqué dès son enfance au travail manuel, non seulement le réseau des conceptions supérieures fait défaut, mais encore les instruments internes qui pourraient le tisser ne sont pas formés. Accoutumé au grand air et à l’exercice des membres, s’il reste immobile, au bout d’un quart d’heure son attention défaille ; les phrases générales n’entrent plus en lui que comme un bruit ; les combinaisons mentales qu’elles devraient provoquer ne peuvent se faire. Il s’assoupit, à moins que la voix vibrante ne réveille en lui par contagion les instincts de la chair et du sang, les convoitises personnelles, les sourdes inimitiés qui, contenues par une discipline extérieure, sont toujours prêtes à se débrider, — chez le demi-lettré, même chez l’homme qui se croit cultivé et lit les journaux, presque toujours les principes sont des hôtes dispropor-