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Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 3, 1909.djvu/173

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L’ANARCHIE SPONTANÉE


l’attroupement, les clameurs, le désordre, l’attente, le jeûne, finissent par composer une ivresse de laquelle rien ne peut sortir que le vertige et la fureur. — L’ivresse a commencé sur la route ; déjà, au départ, une femme disait : « Nous apporterons la tête de la reine au bout d’une pique[1] ». Au pont de Sèvres d’autres ajoutent : « Il faut qu’elle soit égorgée et qu’on fasse des cocardes avec ses boyaux ». Il pleut, on a froid, on est las, on a faim ; on n’obtient, pour se soutenir, qu’un morceau de pain distribué tard et à grand’peine sur la place d’Armes. Une bande dépèce un cheval abattu, le fait rôtir et le mange à demi cru, à la façon des sauvages. Rien d’étonnant, si, sous le nom de patriotisme et de « justice », il leur vient des pensées de sauvages contre les « membres de l’Assemblée nationale qui ne sont pas dans les principes du peuple », contre l’évêque de Langres, Mounier et autres ». Un homme, vêtu d’une souquenille rouge, dit « qu’il lui faut la tête de l’abbé Maury pour jouer aux quilles ». Mais c’est surtout la reine, qui est femme et en vue, sur qui s’acharne l’imagination féminine. « Elle seule est la cause de tous les maux que nous souffrons… Il faut la massacrer, l’écarteler. » — La nuit avance, il y a eu des voies de fait, et la violence engendre la violence. Que j’aurais du plaisir, dit un homme, si je mettais la main sur cette bougresse-là, à lui couper le cou sur la première borne ! » Vers le matin, des gens

  1. Procédure criminelle du Châtelet. Dépositions 9, 20, 24, 30, 49, 61, 82, 115, 149, 155.